Un bruit d’ailes. Un flottement. Un frôlement. La terre voit sans yeux, la mer coule sans amertume, juste un mouvement de balancier, doux et puissant. L’embrassement, la douceur, immense, proche de la souffrance. Une voix peut-être. Je l’entends de tout mon être. Non pas des mots, ni des phrases, ni des sons : une voix. Le chant immédiat, l’air qui passe dans une gorge et vibre dans les cordes, dans les herbes, résonne dans une poche d’air, un crâne, une grotte, résonne dans un ventre. C’est la voix qui appartient à la vie, ou la vie qui invente la voix. Est-ce que j’existe dans le silence ?
Un vol d’ailes légères, un frottis d’élytres, une caresse sur les nappes de l’air. Déjà les syllabes d’un nom, peut-être, une entrée dans la destinée : Bala, Aliyah, Élijah, Elie. La lettre « l », la plus suave, mouillée, humide d’une respiration, avalée, déglutie. Le son « a » qui perdure, qui s’installe, s’impose, le son égoïste, affirmé, un trou dans le ciel noir. Une étoile qui palpite. Stella Maris. Nejma. Aster. Ou bien le son « ô », pyôl, pylône, polis. Sous la lumière familière des étoiles, dans la nuit. Je voudrais naître dans la nuit. L’être boit à la source de la nuit. Boit la douceur de l’ombre, le lait des étoiles. Alors ce bruit d’ailes, ce froissement, c’est celui des papillons de nuit, un bruit strident, fou, un tourbillon impalpable autour du phare, un tourbillon de mort lorsque les insectes se précipitent dans la flamme. Qui me rendra mon nom ? Depuis si longtemps, ces années que je n’ai pas vécues. Ces années perdues, lorsque ma vie brève s’est éteinte dans un terrible embrasement qui a envahi mon crâne et mon corps, qui a détruit mon cerveau. « J’ai à vous faire part de la douleur de la mort de notre Aliyah, tuée par les soldats de l’occupation. » Celui qui n’a pas assez vécu n’a pas eu droit à la vie tout entière. Il en a été amputé, rejeté dans le vide, rendu aveugle et sourd et insensible, redevenu errant dans la nuit, sans étoiles. Comme cet enfant, grand à peine comme une crevette, sans mains et sans yeux, à peine sorti de son œuf, si petit, si fragile, qui recule lorsque la pince à clampser de l’avorteuse se rapproche de lui. Est-ce de moi que je parle ? Le ciel est plein de ces esprits errants, de ces enfants sans mère.
Je veux parler des couples. C’est l’unique objet du monde, le seul souci. La vie les choisit, mais ils n’en savent rien encore. Ils sont des enfants, ils n’ont pas vécu la vie des adultes, ou si peu. Ils n’ont pas ouvert les yeux sur l’extérieur. Ils ne s’appartiennent pas.
Dans une grande ville d’aujourd’hui, tout est violence. Les routes, les voies rapides, les esplanades, les terrains vagues, les pentes et les ponts, les voies ferrées et les quais, les tunnels, les immeubles, les sémaphores, les feux clignotants, les stades, les églises, les écoles. Même les vieux cimetières derrière leurs murailles rouillées. Où est la douceur ? Sous cette croûte de macadam, dans cette poussière, dans ce chardon qui s’accroche au faîtage d’un temple, dans ces arbres en pot où sont plantés des bouts de cigarettes, dans ces égouts, dans ces escadrilles d’oiseaux malades, amputés, scrofuleux ?
Un couple. Pareil à des animaux dans leur grâce adolescente. Le garçon est sombre, vêtu comme un truand, jeans délavé, blouson à capuche bleu marine, baskets boueuses. Elle est de son âge sans doute, mais semble plus mûre. Elle marche moins vite, elle a plus de corpulence, sans être vraiment grosse, mais elle est nu-tête et regarde avec assurance, elle ne s’est pas retournée quand ils ont commencé à traverser l’avenue en diagonale, non loin de l’aéroport international. Il y a des voitures, des camions, des autobus. Il fait vraiment très chaud ce jour, c’est août, le 21, ou le 22. Au plus chaud de cette ville, sur ce morceau de désert. Le soleil allume les angles. Le couple traverse en j-walk , où va-t-il ? De l’autre côté du boulevard, vide et un peu atroce, une bâtisse carrée préfabriquée qui porte un nom en larges lettres rouges, un numéro peut-être. Il y a une porte, non pas une porte monumentale en pierre, mais juste une barrière, quelques poteaux en fer, des chicanes, du fil rasoir… Rien ne prête à la poésie du frottement d’ailes, aucune brise dans des fleurs, aucun ressac de mer. Pas de voix qui fait naître son « aum » au centre du corps, au centre de leur corps double. Ils se tiennent par la main, ils traversent une des rues les plus meurtrières, les plus inhumaines, les plus indifférentes du monde (à cet instant précis) sans souci des balles perdues, des coups de klaxon, des pare-chocs chasse-buffles, des roues broyeuses. Ils traversent, ils s’en vont. Ils sont encore vivants.
Autre couple. À la Coop, dans les rayons cosmétique. Lui, look barbare, tatouages bleus sur sa peau blanche, cheveux roux coupés ras sur la nuque, visage cruel, un petit pirate de cinéma. Elle menue, très brune, sa peau d’ambre, sa denture éclatante, ses cheveux noirs coupés en casque d’amazone, mais elle est déjà prise, elle pousse le Caddie où est assise sa petite fille de trois ans qui lui ressemble comme un poupon ressemble à une femme. Lui, bravache, un peu en avant, comme s’il guidait, mais qu’est-ce qu’il connaît à ces shampoings, ces crèmes dermatologiques, ces faux cils et ces laits démaquillants ? Il est envoûté par la beauté de sa femme-enfant, l’amour le ronge, colères, disputes. A-t-il dit : « Si tu me quittes je te tue » ? Elle baisse la tête. Elle est soumise. Mais ses yeux disent le contraire, ils sont plus durs que toute la volonté dominatrice de son conjoint. Ensemble, tous les deux, elle et lui, ils sont à la fois faibles et forts. Rien ne leur est facile. Ils n’ont pas d’argent, pas de métier, parfois elle prend sa petite fille pour mendier sur les parkings de la Coop, puis quand elle a trois sous elle les dépense, pas pour elle, mais pour la gamine, elle lui achète des chouchous, des bonbons, des bracelets. C’est d’elle que vient la certitude, simplement parce que sa petite fille qui lui ressemble a acheté une part du futur. Sait-elle déjà que son compagnon va partir pour l’autre bout du monde, qu’il va devenir soldat, pour tuer des enfants, tuer des femmes, devenir fou ? Elle l’attendra, avec sa fille, et quand il reviendra il ne sera plus personne.
Parcours, long balancement. Ce qui n’a pas été nommé hésite entre être et n’être pas. Mais moi qui ai reçu un nom, puis qui l’ai perdu ? Le possible, non le probable. L’hypothèse, non l’improuvé. Le non encore advenu doit-il faire oublier l’inachevé ? On parle bien de futur (cette petite fille à cheval sur le Caddie de la Coop, qui rit d’un rien, sans langage et sans mémoire mais déjà si forte, sans autonomie mais c’est elle qui prévaut sur ses père & mère). Je ne puis comprendre. Je n’ai rien vécu. Je ne puis croire à un brouillard d’être, à un temps de genèse. Au contraire, ce que je veux, c’est la lumière, la lumière crue, éblouissante, tendue sur la réalité sans laisser de place au vide, sans laisser d’importance à l’ombre. Ces villes, ces routes, ces rivages, ces lacs, ces fleuves, ces montagnes sacrées, la tentation du présent est immense, donne le vertige. Il n’y a aucune mémoire, aucun regret, tout s’ouvre dans la baie du temps, une baie merveilleuse, que je voudrais habiter.
Encore un couple étrange, décidément. À première vue, elle (dans la queue du Super, mais pas vraiment, à côté, comme si elle n’était pas intéressée) se dandine et sautille sur une seule jambe comme font toutes les petites filles du monde. Elle semble âgée de douze ou treize ans. Puis elle se retourne et montre son ventre énorme, arrondi, si gonflé et pointu que ses seins s’y reposent. Elle est vraiment petite, à peine une ado, son visage enfantin au teint pâle, ses paupières fatiguées, ses cernes rouges sous les yeux, ses cheveux attachés en un chignon mal fait et sale, ses membres grêles, son cou si mince, et surtout cette dégaine maladroite et disgracieuse. Comme si elle avait emprunté le ventre de quelqu’un d’autre, de sa grande sœur, et qu’elle ne savait pas quoi en faire, qu’elle continuait ses mômeries comme si rien n’était arrivé. Non loin d’elle, dans la queue, l’homme, rien de particulier, un homme comme les autres, calme, l’air indifférent. Plutôt grand, plutôt beau gosse, il aurait pu avoir la trentaine, mener une vie normale, aimer les motos et séduire les hôtesses de l’air, étudier la mécanique, s’engager dans l’armée ou chez les pompiers, faire du sport le dimanche. Mais la jeune fille enceinte est venue lui parler — en fait elle lui a juste demandé son téléphone portable qu’elle a utilisé comme une ado, pour jouer plutôt que pour appeler, pour envoyer des messages à des amies, à sa grande sœur justement. Et le visage de cet homme à la lumière a paru plus jeune, bien qu’il portât un petit bouc vaguement blond qui lui donnait un air sérieux. Il a montré quelque chose de mal assuré, peut-être une sorte d’ennui. Peut-être était-il timide, et cela le gênait d’être dévisagé par tous ces gens du fait de la situation intéressante dans laquelle était sa petite copine (comment imaginer qu’elle fût sa femme à cet âge ?). L’homme a continué à pousser son panier de plastique contenant ses courses, des courses d’ado, des bouteilles de soda, un paquet de biscuits chocolatés, des mouchoirs en papier, sans doute une espèce de crème pour les vergetures. Il regardait ailleurs, vers la caissière, une jeune fille aussi, sans doute deux ans plus vieille que la petite fille enceinte, mais tellement différente, avec son joli minois dessiné au make-up, ses faux cils, sa chemise sexy entrouverte, et ses esclaves aux poignets et ses anneaux aux oreilles. Elle a jeté un regard rapide dans la direction du couple, vers la fille enceinte, le temps de se dire, je t’ai vue, bon sang ton ventre est énorme ! Le jeune homme a fini de payer les courses avec des billets chiffonnés qu’il a sortis de sa poche, et les voilà partis dans le hall immense et solitaire du Super, vers leur destinée.
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