J’ai tout de suite compris que Monsieur Kyo était séduit par cette femme. C’est ridicule, mais ça m’a mise en colère. Je n’aime pas que les grands se conduisent comme des enfants. Surtout, je ne voulais pas que quelqu’un de la valeur de Monsieur Kyo se laisse embobiner par une femme ordinaire, cette pharmacienne, même si elle est jolie. Ça me donne l’impression qu’il devient semblable à elle, je veux dire quelqu’un d’ordinaire, pas digne d’être mon père. Quelqu’un de banal, qui dit des choses sans y croire, qui sourit, qui bavarde. Monsieur Kyo est tout le contraire, il est fort, il peut parler comme le tonnerre, il peut regarder avec ses yeux verts et les gens ont peur.
Mais après coup, en y réfléchissant, j’ai compris qu’il devait déjà connaître cette femme, et que c’est pour cela qu’il était intervenu à la sortie de l’école. Quand Jo m’avait tirée par les cheveux, Monsieur Kyo était dans la boutique de la pharmacienne, il n’a eu que quelques pas à faire pour arriver. J’avais cru qu’il était venu de nulle part, mon génie protecteur, mais c’est juste qu’il était occupé à parler avec cette femme. Ça m’a ennuyée, mais en même temps je me suis sentie rassurée, j’avais un ange gardien. Un bon génie. La pharmacienne n’avait pas tellement d’importance après tout, c’était juste une jolie fille un peu bavarde. Une femme ordinaire.
Maintenant que nous sommes vraiment des amis, Monsieur Kyo et moi, je me sens vraiment libre en sa compagnie. Pas au point de lui parler familièrement ni de l’appeler par son prénom (même si j’aime beaucoup le prénom Philip). Mais je me sens libre de parler de ce que je veux quand je veux. Par exemple, j’invente pour lui des histoires, des anecdotes, pour le distraire, pour le faire rire. Pour lui, je chante toutes les chansons que je connais, les vieilles chansons en anglais, Little Boy Blue, Mary Quite Contrary, Old King Cole qui demande son bol, sa cuiller et ses trois joueurs de violon. Et aussi des chansons que j’ai entendues à la radio, d’Elvis, ou de Nina Simone, ou encore les chansons de The Sound of Music , parce que je regarde le film en vidéo chaque fois que je suis seule à la maison. J’ai bien vu que ça lui plaisait, son visage devient plus doux, ses yeux n’ont plus le même éclat de verre, ils s’embuent. « Vous avez une jolie voix, m’a-t-il dit un jour. Vous pourriez devenir une chanteuse quand vous serez grande. » C’était un compliment qui m’a fait battre le cœur et qui m’a donné chaud aux joues. « Oh oui, j’aimerais bien être une chanteuse, ai-je dit. Le seul endroit où je peux chanter, c’est à l’église, le pasteur joue du piano et je chante les cantiques. » Il a eu l’air intéressé. « Alors je pourrai aller vous écouter un dimanche. » J’ai été trop enthousiaste je crois, j’ai crié : « Oui, Monsieur. S’il vous plaît, s’il vous plaît. » Pour cela il s’est rembruni. « Peut-être, je viendrai, on verra. » Je crois que j’ai été un peu honteuse d’avoir montré ma joie, mais j’ai vraiment cru qu’il allait venir à l’église la prochaine fois, le dimanche suivant. S’il l’a fait, il s’est bien caché, parce que j’ai eu beau chercher, je ne l’ai pas vu. Peut-être qu’il n’aime pas trop les églises car j’ai remarqué que chaque fois que je mentionne l’église, ou le pasteur, il change de conversation, ou bien il reste muet comme les poissons que nous pêchons. Même une fois, je lui parlais du ciel, du paradis, et lui s’est mis à ricaner. « Ça, ce sont des histoires qu’on raconte aux enfants. Le ciel, ça n’existe pas. » Je n’aime pas quand Monsieur Kyo a ce rictus, il découvre ses vilaines dents, il en a une en particulier qui sort sur le côté, une canine pointue, un vrai croc de chien.
Je voudrais tellement lire dans ses pensées, comprendre pourquoi il est ainsi, sombre et silencieux, avec cette lumière triste dans ses yeux. S’il était vraiment mon père, je pourrais connaître sa vie, je saurais lui poser des questions, le consoler, le faire rire. Lui changer les idées. Partager son histoire. Parfois il me fait penser à la mort. Je pense à ce qui va arriver dans quelque temps, il ne sera plus là, ma mère non plus. Je pense que je serai seule, que jamais plus je ne rencontrerai quelqu’un comme lui, jamais plus je n’aurai la chance de rêver à mon père.
Mais heureusement ça ne dure pas. J’invente quelque chose pour le distraire, un jeu, une devinette. Une historiette locale. Voici celle que je lui raconte un dimanche après-midi, quand nous sommes en haut de la falaise, assis au milieu des buissons de camélias :
HISTOIRE DE LA VACHE
Il était une fois dans une île
Une île où il n’y a pas d’animaux, ni d’oiseaux
Il n’y a que des hommes et des femmes
Les gens s’y ennuyaient, et de plus il n’y avait pas beaucoup à manger
juste des patates et des oignons
En hiver surtout c’était triste parce que les nuits sont longues
Il fait froid, il y a beaucoup de vent et de pluie
et du brouillard
Un jour quelqu’un est arrivé dans l’île
Un visiteur étranger comme vous
Personne ne savait son nom
C’était un homme bien étrange
Il était grand et fort avec une tête longue
et des yeux jaunes qui faisaient peur
Il était habillé avec un long manteau
et il portait un chapeau noir
Il ne parlait jamais à personne
et s’il parlait sa voix était forte et grave et tout le monde avait peur
Une nuit l’étranger a disparu
Une nuit de brouillard
Une nuit où on a peur de sortir parce qu’on peut tomber de la falaise
Et les gens de l’île ont entendu un cri
C’était la voix de l’étranger
La voix allait et venait dans la brume
et on entendait aussi des bruits de pas dans les ruelles
des pas qui traînaient, flop, flop
Et le matin, le brouillard s’est levé
Alors les gens ont vu au milieu des champs une vache
Une belle vache noire
C’était l’étranger qui s’était transformé en vache
C’était la première fois qu’ils voyaient une vache dans cette île
Alors les gens de l’île n’ont plus eu peur
Ils ont demandé du lait à la vache et les enfants ont eu du lait
Voilà tout
Maintenant, chaque fois que le brouillard tombe sur l’île quelqu’un disparaît
Et le matin suivant il y a une vache de plus
C’est pourquoi vous devez faire très attention au brouillard
car vous êtes un étranger
Monsieur Kyo a hoché la tête : « Vous avez de l’imagination. »
Pendant un instant ses yeux verts étaient devenus un peu jaunes, de la couleur exactement des yeux des vaches.
Je suis allé pour la première fois à l’église. En fait d’église, c’est juste le rez-de-jardin d’un petit immeuble du centre du village. On descend quelques marches et on est devant une porte double matelassée, et malgré le capitonnage j’entendais la musique qui venait de l’intérieur, un brouhaha de piano et de voix. Quand j’ai poussé la porte, j’ai entendu la voix de June. Elle était sur une sorte de podium, entourée d’enfants de son âge, mais elle les dominait d’une tête. À droite de la scène le pasteur était au piano, il jouait un air un peu lent et mélancolique, mais rythmé, et les fillettes frappaient dans leurs mains en cadence.
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