Le soleil descend vers les collines de l’ouest, et déjà l’ombre s’étend au fond de la vallée de la rivière Roseaux, agrandit les arbres, aiguise les pointes des feuilles des vacoas. Maintenant je ressens une inquiétude confuse. J’appréhende de descendre au fond de cette vallée, comme si c’était un domaine interdit. Je reste immobile au bord de la falaise, regardant le paysage tel que je l’ai découvert la première fois.
C’est le vent violent qui me décide. J’ai repéré, à mi-chemin de la pente du glacis, une plate-forme de pierres qui pourra me protéger du froid de la nuit et de la pluie. C’est là que je choisis d’installer mon premier campement, et je descends la lourde malle sur mon épaule. Malgré l’heure tardive, le soleil brûle sur la pente, et j’arrive à la plate-forme inondé de sueur. Je dois me reposer un long moment avant de retourner chercher le matériel, la pelle et le pic, les sacs de provisions et la bâche qui va me servir de tente.
La plate-forme est tout à fait semblable à un balcon, appuyée sur de gros blocs de lave assemblés au-dessus du vide. La construction est certainement très ancienne, car les vacoas de grande taille ont poussé sur la plate-forme, leurs racines écartant même les murs de lave. Plus loin, en amont de la vallée, j’aperçois d’autres plates-formes identiques, à flanc de colline. Qui a construit ces balcons ? Je pense aux marins d’autrefois, aux chasseurs de baleines américains qui venaient boucaner. Mais je ne peux m’empêcher d’imaginer le passage ici du Corsaire que je suis venu rechercher. C’est lui, peut-être, qui a fait construire ces postes, afin de mieux observer les travaux dé « maçonnerie » dans lesquels il avait décidé de cacher son trésor !
À nouveau, je sens en moi comme un vertige, une fièvre. Tandis que je vais et viens sur la pente de la colline en portant mes effets, tout d’un coup, au fond de la vallée, parmi les arbres desséchés et les silhouettes des vacoas, il me semble les apercevoir, là : des ombres marchant à la file, venant de la mer, portant les sacs lourds et les pics, se dirigeant vers l’ombre des collines de l’ouest !
Mon cœur bat fort, mon visage ruisselle de sueur. Je dois m’allonger sur le sol, en haut de la falaise, et regarder le ciel jaune du crépuscule pour calmer mon agitation.
La nuit vient vite. Je me hâte d’installer mon bivouac avant que tout ne devienne obscur. Dans le lit de la rivière, je trouve des branches d’arbre abandonnées par la crue, et du petit bois pour faire du feu. Les grosses branches me servent à confectionner une charpente de fortune sur laquelle je fixe la toile à voile. Je consolide le tout au moyen de quelques grosses pierres. Quand tout est installé, je suis trop fatigué pour songer à faire du feu, et je me contente de manger quelques biscuits de mer, assis sur la plate-forme. La nuit est tombée d’un coup, noyant la vallée au-dessous de moi, effaçant la mer et les montagnes. C’est une nuit froide, minérale, sans bruits inutiles, avec seulement le vent sifflant dans lès broussailles, le craquement des pierres qui se rétractent après la brûlure du jour, et, au loin, le grondement des vagues sur les récifs.
Malgré la fatigue, malgré le froid qui me fait grelotter, je suis heureux d’être ici, dans cet endroit dont j’ai rêvé si longtemps sans même savoir qu’il existait. Au fond de moi, je sens un frémissement continu, et j’attends, les yeux grands ouverts, guettant la nuit. Lentement, les astres glissent vers l’ouest, descendent vers l’horizon invisible. Le vent violent secoue la toile derrière moi, comme si je n’avais pas terminé mon voyage. Demain, je serai là, je verrai le passage des ombres. Quelque chose m’attend, quelqu’un. C’est pour le trouver que je suis venu jusqu’ici, que j’ai quitté Mam et Laure. Je dois être prêt pour ce qui va apparaître dans cette vallée, au bout du monde. Je me suis endormi assis à l’entrée de ma tente, le dos contre une pierre, les yeux ouverts sur le ciel noir.
Depuis longtemps je suis dans cette vallée. Combien de jours, de mois ? J’aurais dû tenir un calendrier comme Robinson Crusoé, en taillant des encoches sur un morceau de bois. Dans cette vallée solitaire, je suis perdu comme dans l’immensité de la mer. Les jours suivent les nuits, chaque journée nouvelle efface celle qui l’a précédée. Pour cela je prends des notes sur les cahiers achetés chez le Chinois de Port Mathurin, pour qu’il reste une trace du temps qui passe.
Que reste-t-il ? Ce sont des gestes qui se répètent, tandis que je parcours chaque jour le fond de la vallée à la recherche de points de repère. Je me lève avant le jour, pour profiter des heures fraîches. À l’aube, la vallée est extraordinairement belle. À la première lueur du jour, les blocs de lave et les schistes scintillent de rosée. Les arbustes, les tamariniers et les vacoas sont encore sombres, engourdis par le froid de la nuit. Le vent souffle à peine, et au-delà de la ligne régulière des cocos, j’aperçois la mer immobile, d’un bleu obscur sans reflets, retenant ses grondements. C’est l’instant que j’aime le mieux, quand tout est suspendu, comme en attente. Toujours le ciel très pur et vide, où passent les premiers oiseaux de mer, les fous, les cormorans, les frégates qui franchissent l’Anse aux Anglais et vont vers les îlots, au nord.
Ce sont les seuls êtres vivants que je vois ici depuis que je suis arrivé, à part quelques crabes de terre qui creusent leurs trous dans les dunes de l’estuaire, et les populations de minuscules crabes de mer qui courent sur la vase. Quand les oiseaux repassent au-dessus de la vallée, je sais que c’est la fin du jour. Il me semble que je connais chacun d’eux, et qu’eux aussi me connaissent, cette ridicule fourmi noire qui rampe au fond de la vallée.
Chaque matin, je reprends l’exploration, avec les plans que j’ai établis la veille. Je vais d’un repère à l’autre, en mesurant la vallée à l’aide de mon théodolite, puis je reviens en traçant un arc de cercle de plus en plus grand, pour examiner chaque arpent de terrain. Bientôt le soleil brille, allume ses étincelles de lumière sur les roches aiguës, dessine les ombres. Sous le soleil de midi, la vallée change d’aspect. Elle est alors un endroit très dur, hostile, hérissé de pointes et d’épines. La chaleur monte à cause de la réverbération du soleil, malgré les rafales de vent. Je sens sur mon visage la brûlure d’un four, et je titube au fond de la vallée, les yeux pleins de larmes.
Je dois m’arrêter, attendre. Je vais jusqu’à la rivière, pour boire un peu d’eau au creux de ma main. Je m’assois à l’ombre d’un tamarinier, le dos appuyé contre les racines dénudées par les crues. J’attends, sans bouger, sans penser à rien, tandis que le soleil tourne autour de l’arbre et commence sa chute vers les collines noires.
Parfois encore, je crois voir ces ombres, ces silhouettes fugitives, en haut des collines. Je marche sur le lit de la rivière, les yeux brûlants. Mais les ombres s’effacent, elles retournent dans leurs cachettes, elles se confondent avec les troncs noirs des tamariniers. C’est cette heure que je crains surtout, quand le silence et la lumière pèsent sur ma tête, et que le vent est comme un couteau chauffé.
Je reste à l’ombre du vieux tamarinier, près de la rivière. C’est lui que j’ai vu en premier, quand je me suis réveillé, en haut, sur le promontoire. Je suis allé vers lui, et je pensais peut-être à la lettre du trésor qui parle de ce tamarinier, près de la source. Mais il m’a semblé alors le véritable maître de cette vallée. Il n’est pas très grand, et pourtant, lorsqu’on est à l’abri de ses branches, dans son ombre, on sent une paix profonde. Maintenant je connais bien son tronc noueux, noirci par le temps, le soleil et la sécheresse, ses branches tortueuses, qui portent le feuillage aux fines dentelures si léger, si jeune. Sur le sol, autour de lui, sont les longues gousses dorées gonflées de graines. Chaque jour, je viens là avec mes cahiers et mes crayons, et je suce les graines acides en réfléchissant à de nouveaux plans, loin de la chaleur torride qui règne sous ma tente.
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