À travers champs, nous revenons vers le Boucan. Au milieu des feuillages, le toit de notre maison brille comme une flaque.
Depuis qu’elle est malade de fièvres, Mam ne nous donne plus de leçons, seulement quelques récitations et l’instruction religieuse. Elle est maigre et toute pâle, elle ne sort plus de sa chambre que pour s’asseoir sur la chaise longue, sur la varangue. Le médecin est venu de Floréal dans sa voiture à cheval, il s’appelle Kœnig. Il a dit à mon père en s’en allant, la fièvre est tombée, mais qu’elle n’aille pas faire une autre crise, car ce serait irrémissible . Il a dit cela, et je ne peux pas oublier ce mot, il est dans ma tête à chaque instant, le jour, la nuit, C’est pour cela que je ne peux pas rester en place. Il faut que je bouge tout le temps, par monts et par vaux comme dit mon père, dans les champs de canne brûlés par le soleil dès le matin, écoutant les gunnies en train de chanter leurs chants monotones, ou bien vers le rivage de la mer, espérant encore rencontrer Denis de retour de la pêche.
C’est la menace qui est sur nous, je la sens peser sur le Boucan. Laure aussi ressent cela. Nous n’en parlons pas, mais c’est sur son visage, dans son regard inquiet. La nuit, elle ne dort pas, et nous restons immobiles tous les deux à guetter le bruit de la mer. J’entends le souffle régulier de Laure, trop régulier, et je sais qu’elle a les yeux ouverts dans le noir. Moi aussi je reste immobile sur mon lit sans dormir, la moustiquaire écartée à cause de la chaleur, écoutant la danse des moustiques. Je ne sors plus la nuit depuis que Mam est malade, pour ne pas l’inquiéter. Mais au petit jour, avant l’aube, je commence ma course à travers les champs, ou bien je descends vers la mer, jusqu’aux limites de la Rivière Noire. Je crois que j’espère encore voir Denis apparaître au détour des broussailles, ou bien assis sous un badamier. Parfois même je l’appelle selon le signal dont nous étions convenus, en faisant grincer la harpe d’herbe. Mais il ne vient jamais. Laure croit qu’il est parti de l’autre côté de l’île, vers Ville Noire. Je suis seul maintenant comme Robinson sur son île. Même Laure est plus silencieuse à présent.
Alors nous lisons les épisodes du roman qui paraît chaque semaine dans l’ Illustrated London News, Lily the Nada de Rider Haggard, illustré de gravures qui font peur un peu et font rêver. Le journal arrive chaque lundi avec trois ou quatre semaines de retard, quelquefois par paquets de trois numéros, sur les navires de la British India Steam Navigation. Notre père les feuillette distraitement, puis les abandonne sur la table du corridor, et c’est là que nous guettons leur arrivée. Nous les emportons dans notre cachette sous les toits pour les lire à notre aise, allongés sur le plancher, dans la pénombre chaude. Nous lisons à haute voix, sans comprendre la plupart du temps, mais avec une telle conviction que ces mots sont restés gravés dans ma mémoire. Le sorcier Zweeke dit : « You ask me, my father, to tell you the youth of Umslopogaas, who was named Bulalio the Slaughterer, and of his love for Nada, the most beautiful of Zulu women. » Chacun de ces noms est au fond de moi, comme les noms d’êtres vivants que nous rencontrons cet été, dans l’ombre de cette maison que nous allons bientôt quitter. « I am Mopo who slew Chaka the king », dit le vieil homme. Dingaan, le roi qui mourut pour Nada. Baleka, la jeune fille dont les parents furent tués par Chaka, et qui fut contrainte de devenir sa femme. Koos, le chien de Mopo, qui s’approche de son maître pendant la nuit, tandis qu’il épie l’armée de Chaka. Les morts hantent la terre conquise par Chaka : « We could not sleep, for we heard Itongo, the ghosts of the dead people, moving about and calling each other. » Je frissonne quand j’entends Laure me lire et traduire ces mots, et aussi quand Chaka paraît devant ses guerriers :
« O Chaka, ô Eléphant ! Sa justice est brillante et terrible comme le soleil ! » Je regarde les gravures, là où les vautours du crépuscule planent devant le disque du soleil déjà à demi caché par l’horizon.
Il y a Nada aussi, Nada the Lily, avec ses grands yeux et ses cheveux bouclés, sa peau couleur de cuivre, descendante d’une princesse noire et d’un Blanc, seule survivante du kraal assassiné par Chaka. Elle est belle, étrange dans sa peau de bête. Umslopogaas, le fils de Chaka, qu’elle croit son frère, l’aime à la folie. Je me souviens du jour où Nada demande au jeune homme de lui rapporter un lionceau, et Umslopogaas se glisse dans la tanière de la lionne. Mais voici que les lions reviennent de la chasse, et le mâle rugissait « au point que tremblait la terre ». Les Zoulous combattent le lion, mais la lionne emporte Umslopogaas dans sa gueule, et Nada pleure la mort de son frère. Comme nous aimons lire cette histoire ! Nous la savons par cœur. La langue anglaise, que notre père a commencé à nous enseigner, est pour nous la langue des légendes. Quand nous voulons dire quelque chose d’extraordinaire, ou de secret, nous le disons dans cette langue, comme si personne d’autre ne pouvait le comprendre.
Je me souviens aussi du guerrier qui frappe Chaka au visage. Il dit : « I smell out the Heavens above me. » Et encore l’apparition de la Reine du Ciel, Inkosazana-y-Zulu, qui annonce le châtiment prochain de Chaka : « Et sa beauté était terrible à voir… » Quand Nada the Lily marche jusqu’à l’assemblée, « la splendeur de Nada était sur chacun d’eux… ». Ce sont les phrases que nous répétons sans nous lasser, dans les combles, à la lumière confuse de la fin du jour. Il me semble aujourd’hui qu’elles portaient en elles une signification particulière, l’inquiétude sourde qui précède les métamorphoses.
Nous rêvons toujours devant les images des journaux, mais maintenant elles nous paraissent inaccessibles : les bicyclettes Junon , ou celles de Coventry Machinists’ & Co, les lunettes d’opéra Liliput , avec lesquelles j’imagine que je pourrais parcourir le fond de Mananava, les montres « keyless » de Benson’s, ou bien les célèbres Waterbury en nickel, avec leurs cadrans émaillés. Laure et moi nous lisons solennellement, comme si c’était un vers de Shakespeare, la phrase inscrite sous le dessin des montres : « Compensation balance, duplex escapement, keyless, dustproof, shock-proof, non-magnetic. » Nous aimons bien aussi la réclame du savon Brooke, qui représente un singe jouant de la mandoline sur un croissant de lune, et ensemble nous déclamons :
« We’re a capital couple the Moon and I,
I polish the earth, she brightens the sky… »
Et nous éclatons de rire. Noël est déjà loin derrière nous — bien triste cette année-là, avec les ennuis financiers, la maladie de Mam et la solitude du Boucan — mais nous jouons à choisir nos cadeaux dans les pages des journaux. Comme ce n’est qu’un jeu, nous n’hésitons pas à choisir les objets les plus coûteux. Laure choisit un piano d’étude Chapell en ébène, un collier de perles d’Orient, et une broche émail et diamant de Goldsmith & Silversmith, figurant un poussin sortant de son œuf ! Et cela coûte neuf livres ! Pour elle, je choisis une carafe en argent et en verre ciselé, et pour Mam j’ai le cadeau idéal : la mallette de toilette Mappin en cuir, avec assortiment de flacons, de boîtes, brosses, ustensiles à ongles, etc. Laure aime beaucoup cette mallette, elle dit qu’elle en aura une, elle aussi, plus tard, quand elle sera une jeune fille. Pour moi, je choisis une lanterne magique Negretti & Zambra, un gramophone avec disques et aiguilles et, bien sûr, une bicyclette Junon, ce sont les meilleures. Laure, qui sait ce que j’aime, choisit pour moi une boîte de pétards Tom Smith, et cela nous fait bien rire.
Читать дальше