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Jean-Marie Le Clézio: Ourania

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Jean-Marie Le Clézio Ourania

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« Quand j'ai compris que Mario était mort, tous les détails me sont revenus. Les gens racontaient cela en long et en large à ma grand-mère. Mario traversait le champ, un peu plus haut, à la sortie du village. Il cachait la bombe dans un sac, il courait. Peut-être qu'il s'est pris les pieds dans une motte de terre, et il est tombé. La bombe a explosé. On n'a rien retrouvé de lui. C'était merveilleux. C'était comme si Mario s'était envolé vers un autre monde, vers Ourania. Puis les années ont passé, j'ai un peu oublié. Jusqu'à ce jour, vingt ans après, où le hasard m'a réuni avec le jeune homme le plus étrange que j'aie jamais rencontré. » C'est ainsi que Daniel Sillitoe, géographe en mission au centre du Mexique, découvre, grâce à son guide Raphaël, la république idéale de Campos, en marge de la Vallée, capitale de la terre noire du Chernozem, le rêve humaniste de l'Emporio, la zone rouge qui retient prisonnière Lili de la lagune, et l'amour pour Dahlia. » J.M.G. Le Clézio.

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Nous avons pris deux chambres à l'hôtel Casino, sur la place. Un vieux caravansérail avec un patio intérieur, et des plafonds hauts. A la tombée de la nuit, nous nous sommes retrouvés dans le hall de l'hôtel, plutôt un long couloir qui reliait le patio à la place. Des fauteuils de moleskine rouge étaient alignés face à face le long du couloir, cela avait un air vaguement soviétique. Au début du couloir, derrière un bureau, le propriétaire de l'hôtel, un Espagnol taciturne, lisait son journal, sans s'occuper du poste de télévision qui diffusait l'image tressautante d'un match de foot.

La nuit était douce. Nous nous sommes assis dans les fauteuils et nous avons mangé des pastèques et bu des sodas achetés à un poste voisin, sous les arcades. Les papillons tourbillonnaient autour des lampes, et de temps en temps une chauve-souris volait à travers le long couloir en poussant ses petits cris angoissés.

« Un vieux m'a raconté qu'autrefois les jésuites avaient habité à Campos, a commencé Raphaël. Il m'a dit que ce n'était pas vraiment un village, juste un campement au milieu des champs avec des huttes en bois et une église, et pour ça les gens ont donné ce nom, Campos. Celui qui m'a raconté cela l'avait entendu dire par son grand-père, dans sa jeunesse il avait travaillé là, avant la révolution, avant que le gouvernement ne brûle tout et transforme l'église en écurie. Tout a été détruit, à Campos, il ne reste rien, seulement de vieux murs et la tour de l'église, tout le reste a été démoli. C'est ce que m'a raconté le vieux, mais il ne savait pas qui avait vécu là-bas. Au commencement, il n'y avait que des huttes en bois, et après on avait construit des murs, des silos pour les grains, la tour de l'église, et on avait fait un grand mur de briques autour du village, pour se défendre contre les voleurs. Et quand celui qui nous dirige, que nous appelons notre Conseiller, est arrivé, il n'y avait que des ruines, et la tour de l'église. Mais le mur est resté debout. Et maintenant Campos est à nouveau habité, comme avant. »

Il est resté silencieux quelques minutes, et il a conclu : « Je te raconte cela, mais tu sais, pour nous autres, à Campos, ça n'est qu'une histoire. » J'avais l'air surpris, il a ajouté : « Une histoire, tu sais, un conte qu'on raconte aux enfants pour les endormir, ou aux vieux pour qu'ils se souviennent de leur jeunesse. »

J'ai dit : « Alors, tout ce que tu me racontes est inventé ? » Il s'est mis à rire. « Inventé, ou vrai, pour nous à Campos ça veut dire la même chose. Nous ne considérons pas comme vrai uniquement ce que nous touchons ou ce que nous voyons. Les choses mortes continuent d'exister, elles changent, elles ne sont plus les mêmes quand elles sont sur le bout de notre langue. »

J'étais pris par un sentiment de bizarrerie, car enfin j'étais là, en train de parler du réel et de l'infondé avec un garçon de seize ans que je ne connaissais pas le jour d'avant, dans le couloir de cet hôtel, avec le poste de télé qui clignotait et le vieil Espagnol plongé dans son journal, les papillons de nuit qui tourbillonnaient autour des lampes et la chauve-souris invisible qui criait en traversant l'air.

La chaleur était tombée. C'était une nuit du vendredi dans une petite bourgade, les autos et les camionnettes tournaient autour de la place en klaxonnant, les gens défilaient sous les arcades, dans un brouhaha de voix, de rires, de musique.

Raphaël s'est levé. Il avait envie de faire un tour sur la place, pour voir les gens. Il est d'abord allé se doucher dans sa chambre, et il a reparu frais et mouillé, ses cheveux noirs passés à la gomina, répandant autour de lui un parfum de savonnette à l'eau de Cologne.

Dans la rue, il ne passait pas inaperçu. Les filles le regardaient avec des yeux rieurs. Lui marchait lentement en se dandinant, un sourire un peu fat sur sa bonne large figure. À un moment, il m'a pris par le bras, comme cela se fait facilement entre hommes dans les pays latins. Il m'a dit à l'oreille : « Tu as vu cette fille, là, avec ses boucles ? » J'avouai que je n'avais rien vu. Raphaël a haussé les épaules.

« Tu ne regardes jamais ce qu'il faut. Faisons le tour de la place, nous ne pouvons pas la manquer. »

Les gens tournaient autour de la fontaine centrale, ornée d'une horrible statue de Morelos. Cela formait deux anneaux concentriques qui avançaient en sens inverse, l'un avec les femmes, l'autre avec les hommes. Les enfants, eux, couraient de tous côtés en bousculant les passants. Cela me faisait penser au tableau de Van Gogh, La ronde des prisonniers.

Dans la pénombre, les yeux des gens brillaient, leurs dents jetaient des reflets un peu féroces. Sur la chaussée, les voitures tournaient aussi autour de la place, leurs radios à tue-tête.

Soudain, Raphaël a serré mon bras. Devant nous, un groupe de trois filles, très jeunes, arrivait avec nonchalance. Trois filles à la mode, jeans et sweat-shirts trop courts, sauf celle du milieu qui portait un tailleur noir très ajusté. C'est elle que Raphaël avait remarquée. À la lumière des lampadaires, ses cheveux bouclés scintillaient. Quand elles sont parvenues à notre hauteur, la fille aux boucles a tourné la tête, et son regard a croisé celui de Raphaël, très brièvement, le temps d'un battement de cils.

« Tu as vu ? Elle m'a regardé ! » Raphaël était tout ému. Son visage cuivré avait tourné au rouge, ses yeux étroits étaient fendus par le sourire qui poussait ses joues.

J'étais encore plus étonné. Ce garçon qui venait du lieu le plus étrange dont j'aie jamais entendu parler, ce camp de Campos où régnaient prétendument la liberté et la vérité, était tout d'un coup devenu un jeune coq vaniteux, impatient de faire des conquêtes.

J'allais dire quelque chose d'ironique et de vaguement désagréable, mais je me suis retenu. Après tout, il n'était pas anormal qu'un jeune homme eût un tel comportement. Prêt à tout lâcher pour les yeux d'une petite fille rencontrée par hasard, sur la place d'une petite ville de province.

Les trois demoiselles s'étaient arrêtées un peu plus loin, devant un marchand de glaces ambulant. Raphaël m'a laissé et est allé les rejoindre, et je me suis assis sur un de ces bancs en fer forgé qui décorent les zócalos de toutes les villes du Mexique en souvenir de Porfirio Díaz. J'ai fumé en regardant tourner les promeneurs. Quand j'ai porté mon regard dans la direction du groupe des filles, j'ai constaté que Raphaël était parti avec elles.

J'étais un peu désappointé, et surtout fatigué. Je suis retourné à l'hôtel Casino, je suis monté à ma chambre et je me suis couché tout habillé sur le lit de sangles. Par la haute fenêtre entrait la rumeur de la place, la musique des boom-boxes, les cris suraigus des enfants. Le plafond était peint à la lueur jaune des lampadaires. Je voulais attendre le retour de Raphaël Zacharie, lui poser d'autres questions sur Campos. Puis je me suis assoupi.

J'ai mal dormi cette nuit-là : le bruit de la place, la chaleur qui s'était accumulée dans la chambre, les moustiques assoiffés de sang, les sangles qui meurtrissaient mes côtes. Je n'ai cédé au sommeil qu'au petit matin.

Je me suis réveillé tard, le soleil brûlait déjà la fenêtre.

La place était encore vide. Seuls des papiers gras et des trognons de maïs attestaient l'activité de la veille au soir.

Quand je suis descendu pour boire un café, l'Espagnol m'a tendu un bout de papier plié en deux. Il m'a dit : « De la part de votre compagnon. » Le message était écrit en lettres rondes, un peu enfantines : « Nous ne connaissons ni le jour ni l'heure. » J'ai lu sans comprendre, je crois que je n'étais pas bien réveillé.

L'hôtelier m'a dit que Raphaël était parti très tôt par le car de paso dans la direction de Moreha. Il ne savait rien de plus. Il a repris la lecture de son journal chiffonné, comme si c'était toujours la même journée qui recommençait.

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