Jean-Marie Le Clézio - Ourania

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« Quand j'ai compris que Mario était mort, tous les détails me sont revenus. Les gens racontaient cela en long et en large à ma grand-mère. Mario traversait le champ, un peu plus haut, à la sortie du village. Il cachait la bombe dans un sac, il courait. Peut-être qu'il s'est pris les pieds dans une motte de terre, et il est tombé. La bombe a explosé. On n'a rien retrouvé de lui. C'était merveilleux. C'était comme si Mario s'était envolé vers un autre monde, vers Ourania. Puis les années ont passé, j'ai un peu oublié. Jusqu'à ce jour, vingt ans après, où le hasard m'a réuni avec le jeune homme le plus étrange que j'aie jamais rencontré. »
C'est ainsi que Daniel Sillitoe, géographe en mission au centre du Mexique, découvre, grâce à son guide Raphaël, la république idéale de Campos, en marge de la Vallée, capitale de la terre noire du Chernozem, le rêve humaniste de l'Emporio, la zone rouge qui retient prisonnière Lili de la lagune, et l'amour pour Dahlia. » J.M.G. Le Clézio.

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C'est à cette époque que je suis allé pour la première fois dans

la Zone

Dahlia n'allait pas bien. Elle a fini par prendre le car pour Mexico, pour voir son fils. Il avait une maladie, paraît-il, rien de grave, un truc infantile du genre varicelle, scarlatine. Elle était décomposée. Un soir elle est allée à la gare routière, avec juste un petit sac de voyage. J'ai pensé qu'en réalité c'était Hector qui lui manquait, elle était toujours amoureuse de lui. J'ai pensé qu'elle partait pour de bon, qu'elle ne reviendrait jamais. L'air buté, tragique d'une alcoolique.

J'ai voulu l'accompagner à la gare, mais elle a refusé avec violence.

« C'est inutile, je peux y aller toute seule. » Elle m'a quitté sans un au revoir.

Le soir, j'ai erré dans la ville. Il faisait chaud et lourd, les éclairs dansaient au-dessus des volcans. Au sud de la place, passé la grand-rue, commençait un quartier à l'abandon. Des rues défoncées, des flaques d'eau boueuse assez profondes pour s'y noyer. Un quartier d'ivrognes, d'hommes seuls. J'ai marché le long de la voie ferrée, parce que c'était le seul chemin éclairé par des réverbères.

Après la gare du train à voie étroite qui transporte les cannes à sucre depuis Los Reyes — un tortillard poussif qui transporte aussi des voyageurs et qui met six heures pour atteindre son terminus à Yurecuaro — J'ai longé le quartier des Parachutistes qui se sont installés le long de la voie ferrée, identique à celui que j'ai vu le long des canaux, les seuls terrains que l'État met à la disposition des sans-logis. Puis un no man's land, à la sortie de la ville, et enfin une route pavée qui desservait autrefois l'hacienda Verdolaga. Je suivais toutes les indications données par Léon Saramago dans son projet de recherche.

Il s'était mis à pleuvoir brusquement, et cette longue rue éclairée par des lampes jaunes, avec ses flaques piquetées de gouttes, me faisait penser à l'histoire de Bardamu marchant dans le Paris de l'entre-deux-guerres. Je longeais un haut mur de briques hérissé de tessons, qui cachait les anciens jardins et les vergers. De loin en loin, une porte en fer peinte au minium portait en lettres maladroites le nom du jardin. Des noms ronflants pour un quartier si minable : Miramar, Paraíso, Jardín la California, Jardín Camélia, Salon de fiestas Leti, Pinocchio.

C'était le début de la nuit, on entendait déjà des relents de musique, les coups sourds des basses, l'accordéon. Les voitures circulaient à la queue leu leu, cahotant sur les pavés, zigzaguant pour éviter les énormes trous d'eau, leurs essuie-glaces en marche, vitres teintées, plaques d'immatriculation soulignées aux néons bleus, pare-brise et lunettes arrière ornés de petites lampes rouges et vertes. C'étaient les mêmes voitures, les mêmes SUV et quatre par quatre que Dahlia haïssait tant, quand ils tournaient le soir autour de la place centrale.

J'avançais le long du mur de briques, je passais devant les jardins, et je ne savais pas pourquoi mon cœur cognait si fort. Une impression de solitude, et ces jardins interdits, de l'autre côté de la muraille de briques, et les tessons de verre qui accrochaient les gouttes de pluie et la lumière des lampadaires.

À l'entrée du jardin Atlas, un homme attendait, debout sous la pluie, son chapeau de paille protégé par un étui en plastique transparent, les mains dans les poches de son blouson. Un homme d'une soixantaine d'années, ventripotent, son visage barré par une épaisse moustache grise. J'ai pensé aux Dorados de Villa, ou aux soldats cristeros, d'ailleurs j'ai vu un revolver dans son étui accroché à sa ceinture. Derrière lui, dans une guérite, un fusil antique était appuyé contre le mur.

Je me suis arrêté pour lui parler. Je lui ai offert une cigarette. Il s'appelait Don Santiago. Je lui ai parlé de Lili, « Lili ? Ou bien Liliana ? ». Il me regardait sans sympathie excessive. « Peut-être Liliana. » Je ne voulais pas avoir l'air trop insistant. Santiago tirait sur sa cigarette. Il avait des mains épaisses de paysan, des ongles cassés cernés de noir. J'imaginais que le bourreau du général Cardenas pouvait lui ressembler.

« Elle travaille ici ? » Santiago avait l'air de réfléchir. Il regardait droit devant lui, la fumée de sa cigarette faisait cligner ses yeux étroits. « Liliana, vous avez dit ? » Il a secoué la tête : « Non, je ne connais personne de ce nom ici. Peut-être un peu plus loin. » Il continuait à faire semblant de réfléchir. J'ai trouvé qu'il jouait bien la comédie. « Mais on vous a dit qu'elle était ici ? » Je n'allais pas lui parler de Garci Lazaro et de l'Emporio. Je lui ai demandé l'autorisation d'entrer dans le jardin. Il m'a fait un petit signe, comme si ça allait de soi. « C'est libre, si vous avez l'âge d'entrer. » Même quand il plaisantait, Santiago ne se déridait pas. « Juste un moment », ai je dit.

« Allez-y, un moment, ou toute la nuit Mais il n'y aura plus d'alcool après minuit, demain c'est dimanche. » J'ai dit : « La loi sèche, c'est vrai ? » Il a encore dit : « Mais vous ne trouverez pas de Lili, ou de Liliana ici. » Il s'est détourné, il a continué à regarder la pluie tomber et les voitures rouler et tanguer sur la route, avec leurs phares allumés.

Le jardin Atlas était un ancien verger planté de goyaviers et de manguiers centenaires, qui parlait du charme de la Vallée du temps où la vie était paisible, où la ville était entourée de propriétés rurales. Au fond, sur la gauche, se trouvait une ancienne maison de campagne, avec des arcades en briques chaulées, et un grand toit de tuiles canal en mauvais état dont on avait bouché les trous avec des pans de tôle ondulée.

Sous la varangue éclairée par des néons, un comptoir en jonc faisait office de bar. Certains soirs, quand il ne pleuvait pas, un orchestre devait venir jouer dans le jardin, sur une sorte de socle en ciment, des boléros et des cumbias, avec accordéon, requinta, guitarrón. Mais ce soir-là la musique provenait d'une sono surpuissante posée à même le carrelage de la terrasse. Cela diffusait une musique triste, nasillarde, violente, qui faisait vibrer le sol sous mes pieds.

Le jardin était quasiment vide. Juste un couple d'ivrognes assis sous la pluie dans des fauteuils en plastique, près d'un manguier, les pieds dans la boue. Le jardin était baigné par une lumière bleutée diffusée par un spot qui fumait sous les gouttes.

Sous la varangue, des filles étaient assises sur les chaises en plastique, en train de boire avec des hommes. Un grand coffre frigorifique était installé à côté du bar, et puisqu'il n'y avait personne, je me suis servi moi-même une canette de Tecate. Un peu plus tard, un type sans âge, vêtu d'un blouson de mécano, est venu chercher l'argent. Pour des boissons plus consistantes, il fallait s'adresser à la cuisine, à l'autre bout de la terrasse, à côté d'un ancien lavoir.

L'intérieur de la maison était peint en vert. Le seul élément décoratif se trouvait dans le salon, un plafond de tejamanil, des lattes de mezquite tressées en chevrons entre les poutres. Tout le reste dégageait une impression de crasse et de mélancolie, l'ennui sans fin d'une nuit du samedi au dimanche, quand on attend quelque chose dont on sait que ça n'arrivera jamais.

Au bout de la terrasse, près du boom-box qui braillait, les filles étaient assises en rang d'oignons sur les chaises en plastique. Quand j'étais entré, elles m'avaient regardé, puis elles s'étaient détournées avec indifférence. C'étaient des filles assez jeunes, plutôt laides. Habillées d'un gilet qui boudinait leur poitrine, et d'une mini-jupe en synthétique, certaines avaient leurs jambes lacées dans des sortes de Spartiates à hauts talons, d'autres étaient simplement chaussées de sneakers blancs. Je n'ai pas osé demander si l'une d'entre elles avait entendu parler de Lili. Pour elles je n'étais qu'un promeneur, quelqu'un dont elles ne pouvaient pas attendre grand-chose.

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