Dès que Don Thomas m'a vu entrer, son visage s'est éclairé : « Un géographe, c'est magnifique, c'est rare ! » Il a tempéré son enthousiasme : « Vous allez pouvoir expliquer aux gens d'ici à quoi sert la géographie. »
Il avait ouvert sans plus attendre son agenda, il feuilletait les pages. « Nous sommes le 6 août, le 20 est déjà pris, le 3 septembre je ne pourrai pas être là, le 17 sera après les fêtes de la patrie, tout le monde sera encore en ville, c'est très bien, vous êtes d'accord ? » Je ne voyais pas comment j'aurais pu refuser. Il me restait peu de temps pour écrire un texte en espagnol. Don Thomas s'était carré dans son fauteuil en cuir, ses yeux noirs m'observaient avec satisfaction. Il avait l'air d'un bon maître d'école en train de préparer paternellement une colle pour sa classe.
« Vous pourriez parler de Humboldt, ou de Lumholtz, l'auteur du Mexico desconocido, vous savez qu'il est passé par ici, il a même logé au presbytère de San Nicolas, avant de s'aventurer dans la sierra tarasque. Il s'était mis dans la tête de rapporter à la société géographique de New York le cadavre momifié d'un Indien, il a essayé de soudoyer quelqu'un pour aller déterrer un mort à Cheran, dans la montagne près d'ici, et ça a failli lui coûter la vie, il n'a eu que le temps de remonter sur sa mule et de s'enfuir à toute vitesse. »
Il a interrompu sa digression brusquement : « De quoi allez-vous nous parler ? » J'ai répondu : « De pédologie. »
Don Thomas ne se laissait pas désarçonner : « Magnifique ! a-t-il commenté avec enthousiasme. Les gens d'ici sont tous des paysans, ils vont être très intéressés. » Il a poursuivi une autre idée : « On me dit que vous comptez faire la traversée à pied du Tepalcatepec, voilà aussi qui va passionner les gens, les Terres chaudes, l'infiernillo, les barrages sur le fleuve, quand vous reviendrez vous pourrez faire une conférence du vendredi soir, n'est-ce pas ? » Il a étrenné sur moi la plaisanterie qu'il aimait à raconter chaque fois qu'il était question des Terres chaudes. « Vous savez à quoi on reconnaît un habitant du Tepalcatepec quand il arrive en enfer ? Voilà, il est le seul à réclamer une couverture pour la nuit. »
C'était pour ce genre d'anecdotes que Thomas Moises passait pour un benêt auprès des anthropologues de Mexico. Moi, je l'ai tout de suite aimé. Sa bonne humeur, sa bonhomie, sa finesse de vieux rural. Son côté démodé. Sa timidité aussi, sa défiance pour les gens trop doués. S'il n'avait pas été là, à la tête de l'Emporio, je crois que je ne serais pas resté un jour de plus dans cette ville, dans cette Vallée égoïste et vaniteuse. J'aurais pris Dahlia par la main, et nous serions partis ailleurs, vers les Terres chaudes précisément. Ou dans la montagne, avec les semblables de Juan Uacus, abandonnés et taciturnes.
En attendant le soir de la conférence, j'avais pris l'habitude d'aller rendre visite à Don Thomas dans son bureau. J'arrivais le matin, vers onze heures, avant le cafecito. Nous parlions à bâtons rompus, ou plus exactement Don Thomas parlait et moi j'écoutais. Il était une source inépuisable d'histoires. Il évoquait la naissance du volcan Paricutín, quand il avait dix ans. Son père l'avait emmené en voiture jusqu'au bord de la falaise où il avait vu l'énorme bête noire en train de vomir sa lave au milieu des champs de maïs, et le ciel couleur de cendre. La révolution des cristeros, quand les hommes de la vallée de Juárez avaient changé de nom pour échapper aux vengeances. Lázaro Cárdenas, qui avait une grand-mère noire qu'il voulait cacher à tout prix, et qui avait fait mettre en prison ceux qui bavardaient. Le bourreau du général, un nommé Empujas o empujo, « Pousse ou c'est moi qui pousse », parce qu'il appuyait son couteau sur la gorge des condamnés et leur laissait le choix entre l'exécution ou le suicide. L'aventurier français, un certain comte de Raousset-Boulbon, qui voulait fonder un État autonome sur la côte du Sonora, ou bien le projet d'un consortium de banques américaines chargé d'acheter au Mexique le territoire de la Basse-Californie, et d'en faire une nouvelle Floride, avec casinos et hôtels cinq étoiles. Don Thomas se calait dans son grand fauteuil, il allumait un cigarillo, et entamait une histoire en plissant les yeux, l'air d'un vieux conteur indien.
À midi, il se levait et nous allions dans l'orangeraie, pour le café. Les chercheurs et les professeurs des différents départements se joignaient à lui. Personne n'aurait manqué le café de midi, même ceux qui détestaient Don Thomas. Le soleil scintillait dans les feuilles des orangers, se réverbérait sur le bassin bleu de la fontaine. C'était un moment de divertissement.
Dahlia venait nous rejoindre quelquefois, elle s'asseyait un peu en retrait, elle était toujours intimidée par Don Thomas et par la clique des anthropologues. Elle bavardait avec la secrétaire de l'Emporio, Rosa, une femme d'une trentaine d'années qui désespérait de jamais se marier. Arrivait ensuite Garci Lazaro et son petit groupe, pour qui Ariana Luz avait gardé des chaises. Depuis l'incident à la colline des anthropologues, Garci évitait de me regarder, il m'ignorait.
Don Thomas était au courant des dissensions et des tiraillements, mais il refusait de prendre parti. L'Emporio était sa chose, son œuvre, il voulait continuer de croire que tous ceux qui y participaient étaient sa famille. C'était sans doute pour cela que Don Thomas ne s'était pas marié, qu'il n'avait pas eu d'enfants. Il était prêt à embrasser tout le monde.
Un jour, dans son bureau, j'ai voulu lui parler de Campos. Il m'a écouté attentivement, comme quelqu'un qui sait et qui ne veut rien dire. Puis il a continué sur une autre histoire.
« Nous sommes ici dans le pays rêvé pour les utopies. C'est hors du temps, c'est un peu nulle part. Du reste, c'est le seul endroit au monde où un homme, pas n'importe lequel, Don Vasco de Quiroga, le premier évêque du Michoacan, a réalisé à la lettre l' Utopie de Thomas More, et a mis en application tous ses principes, dans un village sur le bord du lac de Pátzcuaro, à Santa Fe de la Laguna, où il a fondé un couvent-hôpital avec des cellules, et réparti la population en phalanstères, et ce qu'il a fait existe encore aujourd'hui. » J'aurais voulu saisir l'occasion pour relancer Campos, mais il a balayé définitivement le sujet. « Oui, je sais, sur la route d'Ario, ils ont voulu faire une communauté, avec à leur tête une sorte d'illuminé. Ils se sont installés à l'emplacement d'une ancienne colonie jésuite, par la suite le terrain a été occupé par les révolutionnaires. C'est dans l'église de Campos que le père Pro a été fusillé par les fédéraux, mon père m'a raconté qu'un enfant avait ramassé sa montre sur son cadavre, avant qu'on ne l'enterre. Il m'a dit qu'il avait vu cette montre, un bel oignon en argent, ses bourreaux n'avaient pas eu le temps de mettre la main dessus. »
J'ai fait une dernière tentative. « Quelqu'un m'a dit que ces gens, à Campos, ont essayé de reprendre le travail des jésuites, qu'ils veulent faire une sorte de société idéale… » Don Thomas a coupé net. Il s'est levé, c'était l'heure du cafecito.
« Il y a toujours des illuminés partout, et spécialement par ici, ils viennent, ils restent quelque temps, et puis ils s'en vont et on n'entend plus jamais parler d'eux. Des oiseaux de passage, en somme. »
Les oiseaux noirs qui agitent le feuillage des eucalyptus au bord de la route, chaque soir, à la sortie de la ville, à côté du Ciné Charlie Chaplin. Je n'ai pas osé reparler de Campos. De toute façon, ça ne pouvait pas être un sujet de conversation, c'est ce que Raphaël m'aurait dit.
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