— Merci, dis-je en réceptionnant ladite après une infime hésitation.
Il faut donc ajouter au chapitre de mes turpitudes le rapt d’une robe qui ne m’appartient pas en échange de celle d’une morte à laquelle je l’ai volée. Le mal se niche, au reste, dans l’infime de mon hésitation. Fût-elle née d’un remords lié au concept de propriété que je pourrais encore implorer le pardon de saint Pierre ; mais elle n’est due, je le crains, qu’au temps nécessaire pour valider la praticabilité du méfait.
À une heure, Manuela passe à la loge déposer son gloutof .
— J’aurais voulu venir plus tôt, dit-elle, mais Mme de Broglie, elle me surveillait du coin.
Pour Manuela, le coin de l’œil est une incompréhensible précision.
En fait de gloutof , il y a, ébouriffant une débauche de papier de soie bleu nuit, un magnifique cake alsacien revisité par l’inspiration, des tartelettes au whisky si fines qu’on craint de les briser et des tuiles aux amandes bien caramélisées sur les bords. J’en bave instantanément
— Merci Manuela, dis-je, mais nous ne sommes que deux, vous savez.
— Vous n’avez qu’à commencer tout de suite, dit-elle.
— Merci encore, vraiment, di-sje, ça a dû vous prendre du temps.
— Taratata, dit Manuela. J’ai tout fait en double et Fernando vous remercie.
Journal du mouvement du monde n° 7
Cette tige brisée que pour vous j’ai aimée
Je me demande si je ne suis pas en train de me transformer en esthète contemplative. Avec une grosse tendance zen et, en même temps, un soupçon de Ronsard.
Je m’explique. C’est un « mouvement du monde » un peu spécial parce que ce n’est pas un mouvement du corps. Mais ce matin, en prenant mon petit déjeuner, j’ai vu un mouvement, THE mouvement. La perfection du mouvement. Hier (on était lundi), Mme Grémont, la femme de ménage, a apporté un bouquet de roses à maman. Mme Grémont a passé son dimanche chez sa sœur qui a un petit jardin ouvrier à Suresnes, un des derniers, et elle a rapporté un bouquet des premières roses de la saison : des roses jaunes, d’un beau jaune pâle du type primevère. D’après Mme Grémont, ce rosier s’appelle « The Pilgrim », « Le Pèlerin ». Rien que ça, ça m’a plu. C’est quand même plus élevé, plus poétique ou moins mièvre que d’appeler les rosiers « Madame Figaro » ou « Un amour de Proust » (je n’invente rien). Bon, on passera sur le fait que Mme Grémont offre des roses à maman. Toutes les deux, elles ont la même relation que toutes les bourgeoises progressistes avec leur femme de ménage, quoique maman soit persuadée qu’elle est un cas à part : une bonne vieille relation paternaliste tendance rose (on offre le café, on paye correctement, on ne réprimande jamais, on donne les vieux vêtements et les meubles cassés, on s’intéresse aux enfants et, en retour, on a droit à des bouquets de roses et des couvre-lits marron et beige au crochet). Mais ces roses-là... C’était quelque chose.
J’étais donc en train de prendre mon petit déjeuner et je regardais le bouquet sur le plan de travail de la cuisine. Je crois que je ne pensais à rien. C’est peut-être pour ça, d’ailleurs, que j’ai vu le mouvement ; peut-être que si j’avais été absorbée par autre chose, si la cuisine n’avait pas été silencieuse, si je n’avais pas été seule dans la cuisine, je n’aurais pas été suffisamment attentive. Mais j’étais seule et calme et vide. J’ai donc pu l’accueillir en moi.
Il y a eu un petit bruit, enfin un frémissement de l’air qui a fait « shhhhh » très très très doucement : c’était un bouton de rose avec un petit bout de tige brisée qui tombait sur le plan de travail. Au moment où il l’a touché, ça a fait « peuf », un « peuf » du type ultrason, seulement pour les oreilles des souris ou pour les oreilles humaines quand tout est très très très silencieux. Je suis restée la cuillère en l’air, complètement saisie. C’était magnifique. Mais qu’est-ce qui était magnifique comme ça ? Je n’en revenais pas : c’était juste un bouton de rose au bout d’une tige brisée qui venait de tomber sur le plan de travail. Alors ?
J’ai compris en m’approchant et en regardant le bouton de rose immobile, qui avait terminé sa chute. C’est un truc qui a à voir avec le temps, pas avec l’espace. Oh bien sûr, c’est toujours joli, un bouton de rose qui vient de tomber gracieusement. C’est si artistique : on en peindrait à gogo ! Mais ce n’est pas ça qui explique THE mouvement. Le mouvement, cette chose qu’on croit spatiale...
Moi, en regardant tomber cette tige et ce bouton, j’ai intuitionné en un millième de seconde l’essence de la Beauté. Oui, moi, une mouflette de douze ans et demi, j’ai eu cette chance inouïe parce que, ce matin, toutes les conditions étaient réunies : esprit vide, maison calme, jolies roses, chute d’un bouton. Et c’est pour ça que j’ai pensé à Ronsard, sans trop comprendre au début : parce que c’est une question de temps et de roses. Parce que ce qui est beau, c’est ce qu’on saisit alors que ça passe. C’est la configuration éphémère des choses au moment où on en voit en même temps la beauté et la mort.
Aïe, aïe, aïe, je me suis dit, est-ce que ça veut dire que c’est comme ça qu’il faut mener sa vie ? Toujours en équilibre entre la beauté et la mort, le mouvement et sa disparition ?
C’est peut-être ça, être vivant : traquer des instants qui meurent.
8
A petites gorgées heureuses
Et puis nous sommes dimanche.
À quinze heures, je prends le chemin du quatrième. La robe prune est légèrement trop grande — une aubaine en ce jour de gloutof — et mon cœur est serré comme un chaton roulé en boule.
Entre le troisième et le quatrième étage, je me trouve nez à nez avec Sabine Pallières. Cela fait plusieurs jours que, lorsqu’elle me croise, elle toise ostensiblement et avec désapprobation mes cheveux vaporeux. On appréciera que j’aie renoncé à dissimuler au monde ma nouvelle apparence. Mais cette insistance me met mal à l’aise, quelque affranchie que je sois. Notre rencontre dominicale ne déroge pas à la règle.
— Bonjour, madame, dis-je, en continuant de gravir les marches.
Elle me répond d’un signe de tête sévère en considérant mon crâne puis, découvrant ma mise, s’arrête net sur une marche. Un vent de panique me soulève et perturbe la régulation de ma sudation, menaçant ma robe volée de l’infamie d’auréoles.
— Pouvez-vous, puisque vous montez, arroser les fleurs du palier ? me dit-elle d’un ton exaspéré.
Dois-je le rappeler ? Nous sommes dimanche.
— Ce sont des gâteaux ? demande-t-elle soudain.
Je porte sur un plateau les oeuvres de Manuela enveloppées de soie marine et je réalise que ma robe en est dissimulée de sorte que ce qui suscite la condamnation de Madame, ce ne sont point mes prétentions vestimentaires mais la gourmandise supposée de quelque hère.
— Oui, une livraison imprévue, dis-je.
— Eh bien, profitez-en pour arroser les fleurs, dit-elle et elle reprend sa descente irritée.
J’atteins le palier du quatrième et sonne avec difficulté car je porte aussi la cassette, mais Kakuro m’ouvre diligemment et se saisit dans l’instant de mon encombrant plateau.
— Oh la la, dit-il, vous ne plaisantiez pas, j’en salive d’avance.
— Vous remercierez Manuela, dis-je en le suivant à la cuisine.
— C’est vrai ? demande-t-il en dégageant le gloutof de son excès de soie bleue. C’est une véritable perle.
Je me rends soudain compte qu’il y a de la musique. Ce n’est pas très fort et ça émane de haut-parleurs invisibles qui diffusent le son dans toute la cuisine.
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