Le Michel en question était un étudiant de Franck. Je cherchais à lui mettre la main dessus depuis le début de la matinée. Il était le premier de ma liste. Peut-être même, le premier que Franck avait interrogé.
«Tu sais que j'ai été folle de Jennifer Brennen, a soupiré Rita. Tu sais qu'elle m'a piétiné le cœur.»
Les deux autres, qui n'avaient pas cessé de se peloter durant tout le repas, se sont tournées vers Rita avec une grimace de dégoût.
«Je baise plus avec personne, m'a expliqué Rita. Elles m'en veulent parce que je baise plus avec personne. Je vais te montrer mon tatouage. Tu vas comprendre.»
L'appartement de Rita était à deux pas. Il était ensoleillé, Spartiate, dans les beiges. J'avais déposé mon paquet de tracts et ma pétition dans l'entrée, j'avais prévenu Nathan que je continuais à fouiner sur le campus – il s'intéressait quant à lui aux gardes du corps de Paul Brennen, on suivait chacun son truc – et je m'étais laissée choir sur un futon en déclarant à Rita que c'était mignon chez elle.
«Mets-toi à l'aise, elle m'a dit. Tu fais comme chez toi. Je vais chercher les photos. Mais avant d'aller chercher les photos, je vais aller chercher à boire.»
Elle est revenue avec du vin. Moi qui ne bois jamais d'alcool dans la journée. Moi qu'une bière assomme. Et il faisait si chaud dehors que la boucle de mon ceinturon d'officier de liaison des gays et des lesbiennes – vous moquez pas, mais j'étais en grand uniforme – était encore brûlante, si chaud dehors que boire du vin était bien la dernière chose à faire.
«Je vais chercher les photos. Mets-toi à l'aise», a-t-elle repris en disparaissant dans la chambre.
J'ai posé ma casquette sur la table basse, j'ai desserré ma cravate. Rita est revenue en slip, les nichons à l'air.
«Te fais pas de mouron, elle a déclaré. Je baise plus avec personne.»
Il était vrai qu'elle portait cet imposant tatouage sur la cuisse, une pierre tombale frappée par le soleil levant et sur laquelle on pouvait lire RITA & JENNIFER, gravé en lettres de feu sur des implants sous-cutanés qui les mettaient en relief. Elle me l'avait montré à la cafétéria, ce qui avait entraîné les deux autres à glousser.
«Ça m'a coûté deux mille euros, avait-elle précisé. Et encore, deux mille, parce que Derek est un copain.
– Tu connais Derek?
– Si je connais Derek? Vous l'entendez, vous autres? Si moi , je connais Derek?»
Je n'avais jamais vu un sexe de femme rasé d'aussi près. Elle portait une culotte transparente. Ses bras et ses jambes étaient très musclés. Dans un coin de la pièce se trouvaient des haltères, de gros élastiques munis de poignées, un tapis de sol roulé, une barre fixe. À la place du ventre, Rita avait plusieurs rangées d'abdominaux.
«Regarde-moi, j'ai soupiré. Est-ce qu'on dirait que je cours une heure tous les matins?
– Tu es très bien comme tu es. Tu ferais une bonne lutteuse. Mais il faudrait que tu perdes, disons, une quinzaine de kilos.
– Rita, je donnerais tout ce que je possède pour perdre une quinzaine de kilos.
– Tu veux que je m'en charge?
– Je suis tellement occupée, tu sais. Je suis toujours en train de cavaler à droite et à gauche, tu sais. Et sinon? Ça prendrait combien de temps?
– Voyons. Qu'est-ce que je dirais? Donne-moi six mois.»
Six mois. J'avais le temps de mourir vingt fois en six mois. On nous tirait dessus presque tous les jours. Des hordes d'abrutis nous choisissaient régulièrement pour cibles. Sans qu'on leur dise rien, ils nous prenaient en chasse sur le périphérique et nous entraînaient dans des rodéos qui nous donnaient des cheveux blancs. Les braquages se faisaient au bazooka. Leurs avocats nous riaient au nez. Ils avalaient des trucs qui les transformaient en bêtes sauvages. Ils ne parlaient même plus de nous botter le cul ou de nous attendre avec un manche de pioche, comme au bon vieux temps – le saut dans l'an 2000, il faut bien le reconnaître, n'avait pas débouché sur une clairière tranquille et, chaque année qui avait suivi, l'ambiance avait continué de se dégrader -, ils nous tiraient dessus, ces abrutis. On se demande dans quel monde on vit, par moments. On se demande où on va, comme ça.
«Figure-toi qu'un jour, je suis tombée enceinte, j'ai déclaré. Tu vois un peu l'horreur? Je veux dire, tu vois, dans cette jungle?»
Tu veux savoir, Rita, si j'ai avorté? La réponse est oui. En fait, je venais de découvrir que Franck, mon mari, baisait avec des hommes et je l'ai très mal supporté. Franck, mon mari. Je me souviens, quand j'en ai eu la preuve, je marchais puis je tombais, je me relevais et je retombais après quelques pas, mes jambes se changeaient en caoutchouc.
«On le connaît, ton mec. On sait ce qu'il trafique. On le voit souvent traîner autour des pissotières.
– Je te remercie. Ne me donne pas de détails. Ça me rend encore malade. Ce jour-là, ma vie s'est arrêtée. Est-ce que tu peux croire ça? Arrêtée. Comme si je m'écrabouillais contre un mur. Et là, Derek a été génial. Super génial. Il venait d'ouvrir son salon de coiffure et c'était déjà la folie. Il était épuisé. Mais tu connais Derek. Mère Teresa, à côté, c'est que dalle. Tu connais Derek. Tu imagines.
– On peut compter sur lui. Moi aussi, j'ai eu quelques trucs foireux, de mon côté. Dont celui dont je te parlais. Qui fait que je ne baise plus depuis pas mal de temps. J'allais en discuter avec Derek quand ça me prenait trop la tête. Il me remettait d'aplomb, ça je dois le dire. Il doit avoir un truc magique. Derek. Total respect.»
Gagner la confiance des gens. Ne jamais perdre de vue qu'il y a le boulot et que vous êtes là pour quelque chose. Avec le vin, je ne savais plus très bien pour quoi j'étais là et puis ça m'est revenu. Je cherchais à remonter la piste que Franck avait suivie tandis qu'il enquêtait sur Jennifer Brennen. Ça m'est revenu.
Les photos. Nous étions là pour regarder des photos.
«Voyons voir ces photos», j'ai dit.
Elle s'est assise à côté de moi. Contre moi. Mais ça restait acceptable.
«Si je verse une larme, a soupiré Rita. Si je verse une larme, fais pas attention.
– Okay.»
Elle tenait un grand carton sur les genoux. Ses seins pointaient affreusement au-dessus d'une petite montagne de photos jetées en vrac, tirées sur papier brillant dans l'ensemble. Rita et Jennifer Brennen traversant les saisons, à la ville, à la campagne, à une terrasse, de jour, de nuit, sur la pelouse du campus, dans un photomaton, à la plage, autour d'un arbre de Noël.
«J'aime pas parler d'amour. Mais ça, c'était de l'amour. Tu peux me croire.
– Et c'est qui, celui-là, l'albinos?
– Celui-là?»
Je l'ai coincé le lendemain, en fin d'après-midi.
Le matin, Nathan et moi avions été embarqués pour nettoyer un squatt rempli de dealers, carrément embarqués de force car soi-disant une grippe intestinale avait ravagé nos rangs et Francis Fen-wick, notre chef, qui avait minutieusement préparé l'opération, ne nous demandait pas notre avis Nathan et moi étions furax. Hériter du bouloi d'une bande de tire-au-flanc nous avait fait brailler mais notre chef, Francis Fenwick, est un homme de fer, un monolithe aux tempes argentées qui mène une croisade personnelle contre les fournisseurs de sa fille et ça le rend cinglé. Ultra autoritaire, la vache.
Nous avons dû enfoncer une porte blindée, cavaler dans les escaliers, maîtriser des types hystériques, éteindre des matelas en feu, courir sur les toits, passer par les fenêtres, récupérer la marchandise dans des cachettes infâmes et entasser les gars dans des fourgons. Nous étions éreintés. Un de ces connards m'avait flanquée par terre et j'avais l'épaule endolorie. Mon petit déjeuner me restait sur l'estomac. Mon estomac gargouillait.
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