Quand j'ai tendu la main vers lui, il a eu un mouvement de recul.
«Le Seigneur est avec moi, il a grimacé.
– Pardon?
– Le Seigneur est avec moi», il a répété.
Je lui ai envoyé une baffe, puis je l'ai aidé à se relever. Une tactique dont je me sers quelquefois, lorsque je ne sais pas trop sur quel pied danser.
«Michel, mon petit Michel, il faut qu'on parle, ai-je déclaré. Tu vas voir. Tout va très bien se passer.»
Il portait un rosaire autour du cou – quinze dizaines d'Ave Maria, chacune précédée d'un Pater, La moitié de son visage était colorée en rouge vif. Il me fixait comme si j'étais le Diable en personne.
«Je ne suis que la femme de ton professeur, l'ai-je rassuré. On ne dirait pas, à me voir. Hein, qu'est-ce que t'en penses?»
Il grimaçait à présent en découvrant mon badge où était indiquée ma spécialité: défenseur des gays, lesbiennes, et compagnie. Tout un programme.
«Rassure-toi, Michel. Tout ce qui est écrit n'est pas parole d'évangile. Il s'agit d'une couverture. Pas mal, comme couverture, hein, Michel? Ça te la coupe, on dirait. Mais regarde-moi. Est-ce que j'ai une tête à voler au secours de ces malades, non mais franchement? Tu me connais mal. Je peux pas les voir, moi non plus. Une couverture. Tu sais ce que c'est qu'une couverture, j'espère?»
Oh là là, j'ai pensé. L'ahuri complet. Rita m'en avait longuement parlé mais je m'étais dit qu'elle exagérait. Le taré complet. Je commençais à comprendre ce que ça signifiait d'avoir ce genre de gars sur le dos. Pauvre Rita. Il avait bien quelque chose de fou dans le regard. Encore un fou de Dieu. On en croisait de plus en plus, malheureusement. Ça me foutait la trouille. Je ne voulais pas être égorgée pendant mon sommeil.
Je lui ai indiqué un banc à l'écart, adossé à un muret couvert de lierre dont les feuilles brillaient comme du parquet encaustiqué. Je me suis assise contre lui. Il sentait la lessive,
«Tu n'as pas un truc à manger? Je meurs de faim. Je ne sais pas, moi, une barre de céréales, n'importe quoi.»
Je n'avais que mon sandwich dans le ventre. Je me sentais faible. Il voulait savoir ce que je voulais. Je lui ai collé une seconde baffe. Des yeux, je cherchais un distributeur de quelque chose mais c'était le désert total. Je regrettais de ne pas être du côté de la cafétéria où il y en avait un gigantesque, avec des salades, des pains garnis, des tartelettes et toutes les barres chocolatées qu'on peut imaginer.
«Pourquoi vous me frappez?» il a demandé en s'agitant.
Sans me tourner vers lui, les yeux braqués dans le vague, je lui ai répondu que c'était comme ça. Et pas autrement.
«Vous avez pas le droit, il a glapi.
– Je sais que j'ai pas le droit. J'y peux rien.»
Quand je m'étais fait avorter, j'étais tombée sur des gars de son espèce. C'était le branle-bas dans l'hôpital. Ils s'étaient enchaînés aux tables, comme des merdes. Ils venaient nous insulter dans les chambres alors que le moment était très mal choisi. Ils criaient sous nos fenêtres. Ils envoyaient des menaces de mort aux médecins. Ils nous promettaient l'Enfer. Toutes autant que nous étions. J'en gardais un mauvais souvenir. Ils brandissaient des pancartes avec des fœtus. Ceux qui étaient enchaînés dans les salles chantaient des cantiques pendant qu'on était partis chercher des pinces coupantes.
«Bon, suis-moi, lui ai-je dit en me levant. On va causer en chemin, si ça ne t'ennuie pas. Lève-toi.»
Il avait décidé de sauver Jennifer Brennen. Une mission. Cette pauvre fille. Quand il avait compris de quoi il retournait, il s'était lancé dans la bataille. Il s'était donné pour mission de la sauver.
«Tu voulais te la faire?
– Comment? Quoi? Qu'est-ce que vous dites?»
Chemin faisant, nous sommes arrivés aux abords de la cafétéria qui attirait les étudiants comme un point d'eau attire les bêtes par grande chaleur et les réunit en cercle. Ils se reposaient. Ils avaient leur sac à dos à leurs pieds. Ils n'arrivaient pas à se quitter. Ils hésitaient à franchir la barrière de leur enclos. Ils prenaient le soleil. Ils étaient collés à leur portable. Ils envoyaient des messages. Ils se tortillaient. Ils buvaient des sodas. Quelques radins remplissaient des gobelets à la fontaine. J'ai pris mon tour devant le distributeur de sandwiches. Pendant que le jour baissait, j'ai cherché de l'argent dans mes poches.
«Passe-moi des pièces» je lui ai demandé.
Il a eu l'air interloqué.
«Merde, j'ai soupiré. Passe-moi des pièces. Sois un peu charitable.»
Je suis persuadé que les clones sont parmi nous.
Je crois que la technique est au point depuis longtemps déjà.
Wolf, à qui j'en ai parlé, n'est pas loin de partager ma conviction. Comme Wolf est absent durant quelques jours, c'est moi qui accompagne Chris pour sa prise de sang – elle s'est mis en tête de vérifier l'état de ses défenses immunitaires.
En l'attendant, comme elle était encore sous la douche, j'ai ouvert une revue scientifique et il suffisait de lire entre les lignes. Ce à quoi je me suis employé.
«Chris, je suis tout à fait conscient que ce monde ne va pas très bien, ai-je déclaré tandis que nous roulions, sirène au vent, vers le laboratoire d'analyses où nous avions jadis effectué celles qu'on nous demandait pour le mariage. Je n'ai jamais prétendu que vos luttes n'étaient pas fondées. Ne crois pas ça. Ne me fais pas ce procès, s'il te plaît. Et autre chose: j'espère que vous utilisez des capotes, n'est-ce pas? Hein? Chris. Regarde-moi. J'espère que vous utilisez des capotes?»
Je lui ai offert un solide petit déjeuner car elle était pâle en sortant.
«Ecoute-moi. Faire des analyses ne sert à rien. Je ne te comprends pas. Tu manges bio et tu baises sans protection avec le premier venu. Tu es devenue folle, ma parole. Tu nages en pleine contradiction. Est-ce que tu t'en rends compte? Avec tous ces trucs qui se répandent comme la poudre, qui déciment des continents entiers. Hein? Est-ce que tu te sens bien, par hasard? D'accord, il a l'air sain. Heureusement qu'il a l'air sain. Et alors.»
Ensuite, je l'ai accompagnée dans une église où une foule bigarrée et trois grévistes de la faim attendaient je ne sais trop quoi en brûlant des cierges.
«Je ne peux pas t'inviter à dîner? Et pourquoi je ne pourrais pas t'inviter à dîner? Qu'est-ce qui nous en empêche, dis-moi? On n'est pas obligés de lui en parler. Pourquoi on serait obligés de lui en parler? Tu n'es pas libre de faire ce que tu veux?»
Plus tard, dans l'après-midi, j'ai fait une chose ridicule. Le plus grave étant que j'en ai tiré un immense plaisir.
À cause de Chris, j'étais d'humeur maussade. Marie-Jo m'a appelé du campus. J'ai pensé que si j'arrivais seul au bureau et que je ne faisais rien, Francis Fenwick allait me trouver du boulot et m'engloutir sous des tonnes de paperasses. Alors j'ai traîné en ville. J'ai traîné en ville jusqu'au moment où je me suis retrouvé garé en face de l'immeuble de Paul Brennen. Par une belle fin de journée. Les gens achetaient, les gens léchaient les vitrines, les gens portaient des sacs et avançaient sur les trottoirs, des taxis attendaient devant les boutiques de luxe, les gens en profitaient quand il n'y avait pas de catastrophes en vue, comme dernièrement, avec ces alertes à répétition dans le métro, ou le mois durant lequel ils ne ramassaient plus les ordures ou encore quand les choses ont failli péter avec la Chine. Ils en profitaient pour acheter ce qu'ils n'avaient pas pu acheter aux heures sombres, tout en achetant des choses pour plus tard. C'était une belle fin de journée. Je venais me garer là, de temps en temps, devant cette merveille d'architecture dont le trente-sixième étage avec terrasse accueillait le bureau de Paul Brennen. Je venais rêvasser. Je voulais qu'il sente que l'affaire n'était pas classée et qu'il y avait un maudit flic dans son rétroviseur. C'était mon jardin secret. Je me tordais le cou pour y entrer.
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