«Franck, j'ai dit. Ta tarte aux pommes est exceptionnelle.
– Et ce sont de vraies pommes», il a précisé.
La nuit était tombée. J'ai dit à Paula
«Un peu plus à gauche, il me semble.»
Du balcon de la cuisine, j'orientais ses recherches. Armée d'une torche électrique, elle fouillait entre les herbes hautes – Marc et moi n'avions toujours pas décidé qui devait passer la tondeuse depuis que Chris ne s'occupait plus du jardin.
«Je me tenais à cet endroit précis, j'ai ajouté. J'avais la clé dans la main gauche et je l'ai lancée comme ça. Tout à fait. Exactement dans cette direction. À mon avis, tu dois être en plein dessus.»
Pendant mon absence, elle avait préparé des tagliatelles avec une poêlée de champignons frais, finement coupés, sur lesquels étaient semées des écorces de parmesan obtenues au moyen d'un épluche-patates revisité par Starck.
«On ne sort pas? l'avais-je interrogée. Marc ne nous avait pas parlé d'une nouvelle boîte dans les entrepôts? Une bizarrerie tenue par des hétéros?»
On ne sortait pas car j'avais enfermé toutes ses chaussures dans le placard à balais.
Quand j'ai découvert qu'elle se piquait, je n'en ai pas fait un drame. Nous avions passé une excellente soirée à regarder des films sur le câble, à écouter les derniers C D que j'avais achetés en rentrant du pique-nique après une bonne heure d'exploration fructueuse au-dessus des bacs réservés aux imports de musique expérimentale, ainsi qu'un Captain Beefheart et un Eugène Chad-bourne qui manquaient à ma collection. Pour une fois que je tenais une fille qui partageait mes goûts musicaux, j'en profitais. Nous étions vautrés sur le lit. Le réveil indiquait deux heures du matin et j'avais expliqué à Paula, car j'avais un peu bu, que je faisais un complexe d'infériorité vis-à-vis de Wolf qui partait le lendemain même sillonner l'Europe pour discourir sur l'avenir du Monde, ses enjeux politiques et économiques, tandis que je n'étais qu'un pauvre flic de rien du tout, ballotté par des événements que j'étais incapable d'analyser et pour couronner le tout, Franck qui venait de m'annoncer que je n'étais pas plus doué pour aligner quelques lignes, assombrissant ainsi le vague espoir de revanche que tous les minables nourrissent avant d'accepter leur sort.
Paula pensait que j'exagérais. Elle avait tort. Wolf me dépassait à tous points de vue. Et pour bien m'en assurer, comme je prenais des forces en me servant un verre, j'ai entrepris de les énumérer un par un et de les noter au fur et à mesure. Tâche longue et fastidieuse, supérieurement emmerdante pour celui à qui l'on impose cette abominable liste de regrets et d'échecs.
Paula en a profité pour s'esquiver dans la salle de bains. Je suis du genre à ne pas m'étonner quand une femme disparaît dans la salle de bains. D'autant que Paula est très propre et je suis arrivé à un âge où ce sont des détails qui comptent. Parallèlement, j'écoutais un morceau de Captain Beef-heart à vous faire dresser les poils sur les bras, sur la poitrine et sur les jambes. Comme certains vieux enregistrements d'Elvis. Ou encore mieux: Scott Dunbar. Mais quel putain de complexe d'infériorité je développais vis-à-vis du professeur Wolf. Ça prenait d'inquiétantes proportions. Surtout lorsqu'on les voyait écrites noir sur blanc, soulignées à maintes reprises, les voir comme ça, étalées, rassemblées, additionnées, numérotées, surtout comme ça. Vous en preniez un coup. Vous titubiez au bord d'un gouffre en forme de spirale, hypnotique et vertigineux.
Je crois que j'ai eu besoin de montrer une telle somme d'injustices à quelqu'un – pas l'injustice universelle, mais les injustices personnelles que la vie vous a faites quand on en voit à qui tout réussit, ceux qui naissent du côté des gagnants et qui vous sont toujours supérieurs, qui vous précèdent dans toutes les disciplines. Je me suis tourné et elle n'était plus là.
Je suis alors parti voir ce qu'elle fabriquait. Je suis passé dans le salon où, malgré la pénombre, le plateau de la table luisait avec beaucoup d'allure et y promener la main n'était pas désagréable. Les chaises étaient bien, elles aussi. Je me suis penché à la fenêtre au moment où Marc rentrait, une heureuse coïncidence. Eve m'a envoyé un baiser avant de zigzaguer vers l'entrée. Marc me faisait encore la tête mais j'étais content qu'il soit de retour à la maison sans encombre. Je me sentais tranquillisé. Il ne m'a pas répondu lorsque je lui ai souhaité une bonne nuit, l'invitant à admirer ce beau ciel rempli d'étoiles et l'informant que notre voisin avait monté une antenne parabolique sur son toit.
Elle n'était ni dans la cuisine ni dans les W-C. Elle était dans la salle de bains. Assise sur le rebord de la baignoire, la ceinture entre les dents.
«Ben tu vois, tu ne devrais pas faire ça, je lui ai dit.
– Ben tu vois, c'est déjà fait», elle a répondu.
Je suis retourné m'asseoir sur le lit.
«Ben quoi, ça t'embête?» a-t-elle poursuivi, me rejoignant et riant de mon attitude.
Je n'ai rien dit.
«Qu'est-ce que ça peut bien faire? a-t-elle demandé en fronçant les sourcils.
– Bah, c'est pas très indiqué, non?
– D'abord, c'est de temps en temps. Occasionnellement. Je sais ce que je fais.
– Si j'étais ton père, je te dirais que tu ne sais pas ce que tu fais. Mais je suis trop jeune pour être ton père.»
Elle se suicidait et elle se piquait: heureusement que je n'étais pas son père.
«Je me sens tellement bien, elle a soupiré. On ne pourrait pas baiser?
– Paula, combien de fois je dois te le répéter? Paula, si nous mettons le doigt dans cet engrenage, nous allons le regretter. Ne fais pas comme si tu n'en savais rien.
– Rien qu'une fois.
– Les femmes, vous êtes marrantes. C'est pas croyable. Vous vous foutez pas mal des conséquences. Vous êtes prêtes à secouer des montagnes pour attraper la plume qui vole au vent, non mais c'est pas croyable. Transformer des vies entières en boxons effroyables. Juste pour le plaisir de fermer les yeux cinq minutes. C'est pas un peu cher payé? Ça vous paraît pas au-dessus de vos moyens? Rien qu'une fois. Ça veut dire quoi, rien qu'une fois? C'est censé nous mettre à l'abri de quelque chose, rien qu'une fois? Paula, c'est là ton sentiment?»
Comme elle tentait toutefois de glisser la main dans mon caleçon, je me suis levé et suis allé me poster devant la fenêtre. Un flic aimera toujours observer la ville endormie, même si une faible lueur d'incendie vacillait au loin, même si des chiens errants se livraient un combat acharné au milieu des poubelles, même si des types galopaient sur le trottoir en bondissant par-dessus les voitures.
«Si nous n'étions pas là, toute cette ville aurait pété depuis longtemps, j'ai déclaré. Cette ville ne pourrait même plus fermer un œil. Est-ce que tu le sais?»
Elle est venue me voir, glissant un bras autour de ma taille. J'ai passé le mien par-dessus son épaule.
«Dommage que nous n'ayons pas pu en faire un coin où les gens ne soient pas obligés de se piquer ou de poser des bombes. Regarde un peu: les choses ne pourraient-elles pas se dérouler plus ou moins correctement? Il y a tant de beauté en ce monde. Le ciel. Les étoiles. Pourquoi n'avons-nous pas réussi? Je te parle des hommes en général et de toutes les générations qui nous ont précédés et se sont succédé ici-bas. Pourquoi n'avons-nous pas réussi, dis-moi?
– Nathan, rien qu'une fois.
– Je crois que des hommes tels que Paul Brennen nous ont rendu la tâche impossible. Non, n'insiste pas. Ni une fois, ni deux fois, ni trois fois. Je crois que des hommes tels que Paul Brennen ont assombri la lumière une fois pour toutes. Voilà ce que je crois. Et si nous allions prendre un verre quelque part? Qu'en dis-tu? Maintenant que tu as retrouvé tes chaussures. Paula, si on allait retrouver tes copains? Je me demande à quoi ça ressemble, un truc tenu par des hétéros. Ça risque d'être assez dément, non?»
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