Sir Lawrence avait accepté de convoyer son ami Jeremy par bateau jusqu'à Sydney ; mais les autorités de Port-Espérance avaient préféré envoyer en Europe un Anglais habillé. Sir Lawrence avait déjà eu tant de démêlés avec ses compatriotes, si obstinés à le vêtir. Et puis, que Cigogne fût un lord, répertorié, pourvu d'un joli blason, l'avait désigné comme un interlocuteur naturel auprès des autorités britanniques qui, après tout, avaient certainement quelque poids sur les états d'âme de ce général quelque chose. Londres, hein, ça devait bien rester une capitale où les humeurs anglaises devaient prévaloir !
Sur le quai de Port-Espérance, lord Cigogne avait offert à Emily des graines de roses, puis il s'était laissé aller à serrer leur émotion dans ses bras, ainsi que Peter, Laura et Ernest. Tout son bonheur à la fois, dans une embrassade ! Presque effrayant de fragilité ! Fallait pas que le sort ou la soldatesque japonaise les séparât lors de ses tribulations de l'autre côté du globe, sinon... Mais non, leur indéniable joie à s'aimer tous les cuirassait contre le malheur. Ils s'en fourniraient encore de délicieux moments, des envies d'aventures communes. Au diable les vicieusetés du destin !
Vêtu d'une redingote et d'un chapeau melon, Algernon veillait à ce que le départ de son maître demeurât stylé, sans larmiches, exemplaire ; car le petit peuple des Gauchers était là, à scruter leur trouble, assemblé sur les quais de la ville fortifiée à la hâte. Presque tous ces pionniers, aux allures de cow-boys australiens, étaient venus saluer leur émissaire. La plupart des hommes portaient une winchester ou un colt, prêts à guerroyer pour sauvegarder les beautés de leur civilisation singulière, inconscients qu'ils étaient de l'effroyable modernité des guerres droitières. Les femmes regardaient la petite famille anglaise, de dessous leur chapeau. Les alizés faisaient bouffer leurs robes, tressaillir l'élégance de leurs silhouettes d'une autre époque.
- Daddy, fit Ernest, la gorge serrée, embrassez notre reine et rapportez-nous des Dinky Toys...
- God bless you ! murmura Emily. I love you, Jeremy.
Ces mots d'une banalité crasse mais ardente le touchèrent au vif de son être, car ils vibraient d'une vérité toute simple. Elle les avait dits sans effet, avec la certitude que ses paroles seraient perçues par Cigogne dans toute leur sincérité grave, et gaie aussi. Jamais elle ne l'avait tant aimé, d'amour, oui, pas de cette petite monnaie qu'on appelle la passion. Son cœur était gros d'une colossale tendresse. Une macédoine de désir sexuel, de douceur extrême et de goût pour ce qu'il avait de différent d'elle, et même de pas très glorieux parfois. Les mains ouvertes, elle l'aimait. Lucide ! Un sublime attachement, généreux, irrévocable, enfin ! Il entrait désormais dans les sentiments d'Emily cette éternité qui les plaçait hors d'atteinte des circonstances.
Puis elle ajouta en souriant, à voix basse :
- Dont forget the Dinky Toys [5]...
Tandis que le voilier de sir Lawrence s'éloignait sur la lumière forte du lagon, Jeremy ne quitta pas des yeux cette foutue bonne femme, si vraie, qui n'était pas la sienne, mais à qui il se sentait appartenir par toutes ses fibres, au-delà des péripéties de l'existence et d'éventuels fricotages annexes. En ces instants de départ, il eût voulu lui crier qu'il l'adorait toute, dans chacun des rôles que la vie lui distribuait. La mère qu'elle était lui faisait aimer davantage encore la femme, et inversement. La peintre magnifiait l'épouse qui à son tour ennoblissait la maîtresse.
En immigrant sur cette terre d'utopie, quelques années auparavant, Cigogne n'avait pu imaginer alors quels perfectionnements ils apporteraient à leur amour. À présent qu'ils maîtrisaient joliment la grammaire sentimentale qu'ils s'étaient inventée, ils pouvaient la désapprendre, comme un poète se moque des règles de la versification lorsqu'il lâche son inspiration pour se livrer à son instinct rectifié, civilisé par les alexandrins. À son retour, Jeremy était certain qu'ils entreraient dans cette saison de la vie gauchère où ils allaient pouvoir s'aimer avec virtuosité, en cultivant une tendresse vive, un jardin intime bien à eux, et non ce goût sans conscience, cet ersatz d'amour, assez ordinaire, qu'ils eussent éprouvé dans une liaison laissée en friche, gouvernée par le hasard. Divin programme ! Des années d'improvisations amoureuses les attendaient. Enfin ! Ah, s'abandonner tout à fait au plaisir léger d'être avec l'autre, se régaler de sa seule présence... L'époque du déminage de leur mariage était révolue. Celle des semailles aussi ; ne restait plus qu'à récolter, et à s'étourdir d'un bonheur inconcevable aux yeux des Mal-Aimés.
Si lord Cigogne revenait sain et sauf de son périple.
32
Le retour à Londres fut glaçant. En sortant de l'avion, lord Cigogne fut saisi par l'immense tristesse qu'exhalait le monde des droitiers, si désespérément terne. Le gris semblait avoir envahi les rues de la capitale qui hivernait sous les fusées allemandes ; elle était répandue partout, cette couleur qui n'en est pas une, dans l'atmosphère charbonneuse, sur les édifices en brique, dans les quartiers tout en façades qui avaient subi les bombardements, sur ces minces feuilles de décors anglais qui s'efforçaient de tenir en équilibre dans le vide. Mais la grisaille était aussi diluée dans les eaux de la Tamise ; on en retrouvait jusque dans les regards furtifs des passants. Cigogne se souvenait bien que l'Angleterre urbaine ne possédait pas ces lumières tonitruantes du Pacifique Sud, cet éclat dans les tonalités qui dissout la morosité et enlumine l'existence ; mais ce qui l'effraya le plus vivement, c'était que le gris se fût immiscé dans les êtres. Les âmes paraissaient aussi polluées que le brouillard gelé qu'on respirait avec difficulté, ce fog infect qui stagnait sur le pavé, également gris. À force d'être quasi monochrome, la ville crasseuse avait fini par éteindre les yeux des populations qui l'habitaient. Et ça, il s'en apercevait à présent, bien nettement.
Londres suintait le chagrin ; pas celui, circonstancié, que causent les atrocités qui vont avec une guerre, non, le grand chagrin d'être anglais, européen, blanc, de cette civilisation de Mal-Aimés, d'appartenir à cette réalité irréelle de manquer à ce point de tendresse, et de douceur aussi. Pas supportable ! On avait bien prévu un métropolitain pour que circule la main-d'œuvre dans les sous-sols, des lignes de téléphone aussi. L'époque croyait en la vitesse ! Mais la modernité s'arrêtait là, à ces urgences qui n'en sont pas, bien ridicules à vrai dire. Au festin du progrès, l'amour n'avait pas sa place. Vous n'y pensez pas ! Churchill avait d'autres batailles à livrer ! D'autres exaltations à titiller, histoire de faire frémir utilement le bon peuple ! Pour le faramineux et très glorieux effort de guerre. Plus tard, on s'aimera ! Toujours plus tard ! Les hommes et les femmes... une affaire privée ! Que les riches s'aiment, discrètement, soit ; qu'ils se vautrent dans les sentiments raffinés qu'autorisent l'opulence et le temps libéré de l'affreuse nécessité, si vous voulez ! Les démunis ? Circulez ! L'amour, c'est une chose privée, qu'on vous dit ! Pour après les fatigues des journées salariées, les soins aux chiards et tout le tintouin domestique. Le bonheur ? Vous rigolez, my dear ? Toutes les universités, Cambridge et les autres, étaient là pour s'en gausser, avec des thèses formidablement tournées à l'appui, sur l'absolue nécessité du malheur qui accable le Blanc. Pourquoi ? Parce qu'il croyait, le Blanc droitier, qu'il lui fallait trimer pour exister, qu'il n'avait rien à gagner à perdre son temps.
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