Un soir qu'il rôdait dans la bibliothèque de Port-Espérance, Cigogne était tombé sur un ouvrage français ; en haut d'une page, un auteur droitier avait écrit que les gens heureux n'ont pas d'histoire, afin d'avertir l'univers que sa déveine était palpitante, voire enviable. Cette réflexion pauvrette sembla à Jeremy d'une crétinerie abrupte. Combien de guerres avait-il menées, depuis son arrivée sur l'archipel des Gauchers, pour respirer un peu de ce bonheur ressenti après lequel les gens de Port-Espérance cavalaient ? L'île d'Hélène était le plus formidable démenti qu'il pût trouver à cette assertion foireuse de droitier. Quelle nique ! La quête d'un certain bonheur agitait sans trêve les imaginations des Héléniens, les précipitait dans des méli-mélo d'aventures, faisait d'eux des écrivains non pratiquants, toujours à concevoir leur existence, et leur propre personnage.
Cependant, Emily et Jeremy étaient-ils pleinement heureux en ces débuts trop chauds et un peu moites de 1934 ? Cigogne ne pouvait se dissimuler que l'irréductible différence de l'autre restait la grande épine, la source éternelle de débine des sentiments, d'irritation haineuse, de foutue désespérance. À vous écœurer d'aimer ! Pourquoi l'autre s'opiniâtrait-il à ressentir toutes choses à sa façon bien énervante ? Comme si le Créateur nous eût conçus tout exprès pour qu'on s'engueulât sur la terre jusqu'à la fin des temps ! Comment Cigogne pouvait-il se libérer de cette hypothèque faramineuse, qui était en même temps la source de tant d'éblouissements ?
- Par le rire ! lui répliqua un soir sir Lawrence.
- I beg your pardon ? fit lord Cigogne, étonné.
- Oui, par le rire, my old friend. Vous verrez bientôt !
- Quoi ?
- Le Carnaval des Gauchers !
29
Aux approches du mois de février, les chaleurs de l'été austral étaient troublées par le singulier Carnaval des Gauchers. Pendant dix jours, les femmes de l'île se déguisaient en leur mari, et ces derniers prenaient l'apparence de leur épouse ; mais le travestissement ne s'arrêtait pas aux vêtements, ni aux coiffures. Les citoyens de Port-Espérance s'attachaient à parodier les travers de l'autre, à imiter leur moitié jusque dans ses ridicules les plus dissimulés. La seule règle de ce Carnaval était d'y mettre plus de clownerie que de cruauté ; car nul n'ignorait que, passé les premiers six mois de roucoulades, on affectionne un peu moins les défauts de celle ou de celui qui partage votre lit.
Trois cent cinquante-cinq jours d'agaceries conjugales, tout le lot d'irritations annuelles, partaient donc en fous rires, s'apuraient en scènes burlesques, sur fond de grincements de canines parfois. Le grand ménage de toutes les rancœurs ! La grande décongestion des couples et de leurs aigreurs ! La purification par la rigolade ! Vive le Carnaval ! L'espace de dix journées, on découvrait avec stupeur, et pas mal d'effroi, ce que c'était que de vivre avec soi. Le vertige ! Au dixième jour, chacun s'accordait à reconnaître que l'autre avait bien de la vertu de s'attendrir encore sur le cas de son conjoint, malgré le fumier des misères personnelles soudain étalé, les petites terreurs fienteuses de chacun, ses manies têtues et perfectionnées avec les années. En général, on en devenait presque tolérant, armé de bons principes pour se laisser émouvoir par les faiblesses de l'autre, un an encore !
Un vendredi matin, le 2 février 1934, Emily ouvrit donc les yeux. Alitée, elle aperçut lord Cigogne, vêtu de ses nippes en dentelles de la veille. Une bien jolie robe, à la vérité, qu'il portait ; mais, ainsi déguisé, Cigogne faisait une femme sans grâce, typée rombière.
- Si tu veux aller au mariage des Clamens, lui lança-t-elle, il faut que tu passes tout de suite chez la couturière, pour les retouches... Ça ferme à midi !
Singeant Emily, les jours où elle barbotait dans ses hésitations, Cigogne répliqua qu'il ignorait encore s'il s'y rendrait. Par une longue tirade zigzaguante, et avec délice, il lui exposa toutes les tentations qu'offrait cette journée, soupesa les joies d'une visite au musée de Port-Espérance, examina combien il serait préférable d'herboriser dans les collines avec les enfants et le zubial avant qu'un nouveau cyclone ne les séquestrât dans Emily Hall, puis il affirma que se refuser une partie de tennis sur gazon par cette belle journée était bien désolant ; enfin, il fut question que la famille excursionnât sous des ombrelles dans une île volcanique infestée de papillons, afin d'augmenter la collection de Laura, à moins que lord Cigogne ne se résolût, finalement, à assister au mariage des Clamens, si sir Lawrence ne le conviait pas à... Toutefois, si les vents le permettaient, il se voyait bien voguer vers...
Emily était ainsi, dans de perpétuels retardements, toujours à finasser avec fébrilité, à éconduire la décision, comme si ses valses-hésitations lui eussent permis de jouir par la pensée de toutes les opportunités qu'un choix ultime l'obligerait à écarter ; volupté de ne renoncer à rien, de perpétuer son plaisir, que les hâtifs à trancher ignoreront toujours...
Cependant, à voir le spectacle assez drôle que lui offrait Cigogne, vêtu de sa robe, Emily s'étonna qu'elle fût sujette à de telles transes, que ses atermoiements ne connussent aucun essoufflement. Car il se tortilla ainsi deux bonnes heures, jusqu'à ce qu'elle eût assez d'esprit pour se moquer à son tour de Jeremy qui, dans ces moments critiques, avait coutume de paniquer, de vitupérer pour tenter de forcer la décision. Irrité, il se mettait en pétard, bien en vain d'ailleurs, en oubliant quel sang britannique irriguait son cerveau. D'un coup, il n'avait plus le gène aristocrate ! Saturé de rage, l'œil dilaté de fureur, Cigogne tonnait que son épouse le tenait en otage, le ravalait à une condition larbine, obstruait sa destinée ! Et c'est ce que fit Emily, en enfilant des vêtements de Jeremy, et en y mettant cette touche de ridicule qui assaisonnait son show.
Ils en étaient à se retenir de pouffer, lorsque Emily comprit soudain l'affolement de son Jeremy. La parodie qu'elle jouait lui fit sentir l'angoisse de son époux, son insondable terreur d'être submergé par l'univers de sa femme, qu'il perdît jusqu'à son être dans cette sujétion à une volonté autre que la sienne, à un rythme qui lui était bigrement étranger. Oh, certes, l'énervement était bien disproportionné ; mais Emily perçut, entre deux fous rires, que l'inquiétude de Cigogne était cousine de l'impuissance, une peur phénoménale ! Il se voyait déjà les couilles concassées. Son intégrité était menacée ! Par elle ! Elle qui l'aimait, pourtant... Mon Dieu, l'amour est une filouterie colossale, un trompe-l'œil vicieux pardessus le marché. Le cœur s'emballe, et les pièges de la vie à deux se tendent, bien malgré soi. La grande machine à broyer les amants ! À qui c'est la faute ? À nous autres, pauvres crétins, d'avoir cru aux mirages de nos sentiments moins clairs qu'on ne le pensait, aux promesses d'un horizon dégagé. Mais comment cesser d'y croire ? Emily riait, et crevait d'envie de chialer, que sa seule faute dans cette affaire fût d'être elle-même, que sa seule nature pût terroriser et blesser ce lord Cigogne dont elle raffolait.
Elle en était à s'appesantir sur ces tristes réflexions, quand tout à coup il la souleva de terre, l'embrassa et murmura :
- Je t'ai comprise...
Cigogne avait donc, lui aussi, fait le même bout de chemin qu'Emily, dans ses sensations à elle, par-delà leurs fous rires. Il avait saisi tout le plaisir qu'elle prenait à hésiter, à bifurquer inlassablement, sans qu'il entrât dans cette jouissance le moindre désir de le faire enrager. Brutalement, Emily congédia ses considérations amères sur les choses du cœur, se libéra de sa morosité, fit reluire ses espérances et, avec jubilation, l'embrassa, en y croyant aux foutues merveilles de la vie à deux. Au diable les aigreurs ! Toute la chimie du ressentiment fielleux ! Les combinaisons de l'amour étaient jouables. La martingale des Gauchers fonctionnait à merveille.
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