Alexandre Jardin
Mademoiselle Liberté
Edition revue par l'auteur
Jardin et Éditions Gallimard, 2002 et 2003.
AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR
Je n'aime pas les destins figés, ni les êtres qui ne savent pas casser leur moule. En relisant ce roman pour sa réédition en Folio, j'ai soudain été révolté par le dernier chapitre : mon héroïne se soumettait à son caractère au lieu de s'en délivrer. En agissant comme elle le faisait, elle n'était qu'elle-même. Or j'écris pour être davantage que moi. Dans cette version, j'ai donc réécrit totalement l'issue de cette histoire. Les livres ne sont-ils pas faits pour nous désenfermer, pour nous aider à élargir qui nous sommes ? En reprenant la plume deux ans après, j'affirme que les écrivains ont tous les droits : y compris celui de sauver leurs personnages du sort honteux qu'une première édition leur réservait.
A.J.
AL., mon secret
I
Turbulences
1
Un mariage solide est une entreprise bien friable. Deux lettres pleines de pureté allaient en trois jours fracasser l'union de Juliette et Horace. Quelle agonie étourdissante ! Pourtant l'un et l'autre, débonnaires, se croyaient à l'abri d'une telle chute. Si leurs corps n'exultaient plus chaque nuit, M. et M me de Tonnerre forniquaient encore avec application et ponctualité. Chaque samedi soir, ce couple discipliné s'empiffrait d'éternité, s'imposait une nouvelle posture. Chrétienne héréditaire, Juliette pensait devoir des joies honnêtes à son mari. Certes, leur amour connaissait quelques épines, mais ces deux-là se regardaient comme des gens cliniquement heureux. Ils étaient l'habitude préférée de l'autre. À Clermont-Ferrand, on les citait en exemple. Leur bonheur réglé, boulonné sur un socle de complicité, paraissait taillé pour affronter les turbulences de la quarantaine.
Voilà pour les apparences ; maintenant examinons la vérité, l'ahurissante vérité, incroyable forcément. La vie des êtres raconte souvent une histoire ; celle d'Horace de Tonnerre était une bibliothèque, une anthologie de la démesure, un rayonnage de livres à l'index.
Aller trop loin fut longtemps la maxime de cet homme traversé d'excès qui n'avait que peu de vraisemblance. Avant Juliette, Horace avait été un autre. Amateur de hasards, surmené d'appétits, ce funambule ne se reposait que dans l'hyperbole. Prêt pour tous les destins, Horace s'était toujours multiplié sans jamais aller au bout de ses dons; mériter ses titres le rasait. Ses carrières furent aussi fugaces que pleines de tapage : agent de morts célèbres ressuscités dans les hit-parades, député en se pinçant le nez, chanteur mexicain idolâtré, écrivain de grande consommation qui exploitait son stylo comme un puits de pétrole, novice furtif à l'abbaye du Bec-Hellouin, gigolo d'une épouse d'un Président américain, nègre de bonne humeur, directeur de journaux en dilettante, etc. Selon l'accident du jour, et le coup de théâtre de la semaine, Horace était à l'époque riche de dettes immenses ou de créances illimitées. Toujours il s'élevait pour chuter à force de dépasser les bornes. Cet homme pressé marchait à l'amble de ses envies. Être à la fois faillible et doté d'une énergie fabuleuse le grisait. Remonter la pente l'exaltait. Se goinfrer de paillettes, de cigares ou d'eau bénite l'amusait, divertissait la presse qui n'avait pour lui que des épithètes ébahies. Sans cesse, l'énergumène grandiloquait, se projetait en avant pour ne pas tomber à terre. Son nom lui allait bien : Horace de Tonnerre, oui, de Tonnerre.
Le dérèglement paraissait dont être sa religion. Horace dépensait avec plus d'entrain l'argent qu'il n'avait pas que celui dont il disposait. Épargner signifiait pour lui ralentir le gonflement de son déficit. Au restaurant, il n'était pas rare qu'il invitât les tablées environnantes - surtout lorsqu'il était effrayé par un redressement fiscal - ou qu'il cherchât à monnayer les faveurs des dames pipi. Embrasser sur la bouche, avec la langue, des septuagénaires très laides en goguette dans les bals populaires lui semblait une œuvre charitable, une manière de devoir moral, presque un sacerdoce. Ou alors, dans un élan mystique, il faisait la fortune d'un clochard anonyme parce que l'éthylique s'était adressé à lui, et non à un autre.
En ce temps-là, Horace de Tonnerre s'égarait dans des amours imparfaites, des faux départs qui n'en finissaient pas de mourir lorsqu'il leur arrivait de durer. Son cœur haïssait la fainéantise. Très couru, Horace couchait à guichets fermés, en refusant un monde fou. Sur le carnet de ses nuits figuraient les noms des greluches qu'il était parvenu à caser. Des ingénues hors de prix qui ne l'aimaient que sur facture, des lubriques pleines de pudeurs, un échantillon de sensuelles frigides attrayantes pour un acte, une collection d'amantes photogéniques mais floues à regarder, trop promptement oubliées. Les visages se succédaient si vite qu'il avait à peine le temps de s'assurer que ces peaux avaient bien glissé entre ses mains. Dans tous les registres, Monsieur de Tonnerre se gaspillait. Il se moquait de l'amour, et l'amour le lui rendait bien.
Puis, un jour, à force de ne pas être grand-chose en voulant être beaucoup, de se ruiner avec faste, d'être absurdement généreux, Horace trouva l'événement qu'il cherchait de façon obscure : un accident de voiture qui bloqua sa folie pendant trois mois. Fixé sur un lit de fer, intégralement plâtré, il prit alors une décision, assez brutale pour lui ressembler : sa trajectoire abracadabrante devait s'arrêter net. Fini les cavalcades mexicaines, les filles consommées à la louche, les mensonges talentueux, la ronde des chèques en bois.
Fuyant Paris, Tokyo, New York et toutes les villes où le génie humain se concentre, se confronte et s'avilit, Horace résolut de se replier dans une province où sa médiocrité lui vaudrait un rang qu'il dédaignerait jusqu'à l'écœurement. N'étant pas parvenu à s'inventer le destin signalé que la vie était censée lui réserver, n'étant ni Mozart ni coupable d'une page d'Histoire, il ambitionna de n'être rien, rien qu'un bourgeois d'envergure départementale, un répéteur de bons mots, rubicond de vinasse, hilare à souhait, apte à remplacer ses envies par de molles habitudes. Cet ex-agité forma donc le projet d'éradiquer ses appétits, de devenir moindre après avoir été éminent, de fausser le ressort qui l'avait toujours singularisé. Ah n'être qu'une nullité en action ! Chacun place son idéal là où il peut. Au rebours de tous, Horace se mit à nourrir des espérances d'éteignoir. À ses yeux, un raté n'était pas un loquedu à trogne rouge mais un individu hors série nommé président d'une affaire sinistre ou le récipiendaire immodeste d'une Légion d'honneur usurpée ; et il se voyait bien finir en gloire de sous-préfecture, en canaille honnête, empesé d'importance, figurant parmi la claque des élus du cru. Ah fréquenter des écharpes tricolores, trinquer avec des élites de parade ! Prospérer parmi les obséquieux ! Avancer à reculons !
Dans sa frénésie de renonciation, Horace poussa le plaisir jusqu'à s'interdire de penser par lui-même ; il aurait désormais les a priori obtus d'un milieu - peu lui importait lequel, - les goûts timorés de son épouse, les convictions de ceux qui n'en ont pas, sans oublier les indignations provisoires qui jonchent la presse. Être enfin prévisible ! Sans saveur aucune ! Se reposer dans la petitesse, en compagnie de rampants aisés, entouré d'une clique de résignés, corrupteurs de toute pureté.
Méthodique et pressé, l'excessif coucha avec la femme du ministre de l'Éducation nationale - ultime fantaisie qu'il s'accorda comme on croque un zakouski - et se fit ainsi nommer proviseur à Clermont-Ferrand, par nécessité, ainsi que professeur de philosophie, par goût. Ce choix n'était guère lucratif pour un adepte du déficit, mais il lui conférait assez de respectabilité pour qu'il pût enfin se mépriser absolument. Entrer dans la fonction publique, s'y ensevelir jusqu'au trognon, le fit jubiler. S'affilier à une caisse de retraite le combla. Puis Horace se mit en quête d'une épouse, pas une femme, non, une épouse authentique, de métier, un engin féru de traditions qui s'épanouirait dans un destin matrimonial. Une unijambiste qui, pour aller au bout d'elle-même, aurait besoin de lui comme d'une prothèse, et se délecterait d'un maximum de servitude.
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