Alexandre Jardin
DES GENS TRES BIEN
A mon père ce fils qui me manque
Sommaire
I FINI DE RIRE
Un secret longtemps français
La petite Juive
Professeurs de cécité
Auschwitz chez les Jardin
Zac m'a dit
Du côté de chez Soko
Mes doutes éphémères
Zac m'a dit
Les cartons du Nain Jaune
Que savait le Nain Jaune ?
Zac m'a dit
Le réel et nous
Nos chers biographes
De belles relations
Le Nain Jaune était-il antisémite ?
Bousquet, Mitterrand et nous
Comment le Nain Jaune s'en est-il sorti :
Le roman véridique des Jardin
Soudain, j'en suis
Un ami m'a dit
II SE REFAIRE
Le Nain Jaune et moi
Beaune-la-Rolande
La tombe des Jardin
Les fils de
Devenir juif
Enjuiver la France
Zac ne m'a pas dit
Le rapport Sadosky
De la nécessité de trahir
Mort d'un ami
III ENTRETIEN AVEC LE PIRE
Zac m'aurait dit
Montreux, terminus
Refouler ? Pourquoi diable ?
Le Nain Vert
Retour au Lutetia
Les trains invisibles
Le fantôme
Voyage au bout de ma nuit
Enfin
Dans la Citroën du Nain Jaune
Sa guerre à neuf ans
I
FINI DE RIRE
Né Jardin, je sais qu'il n'est pas nécessaire d'être un monstre pour se révéler un athlète du pire. Mon grand-père - Jean Jardin dit le Nain Jaune - fut, du 20 avril 1942 au 30 octobre 1943, le principal collaborateur du plus collabo des hommes d'Etat français : Pierre Laval[1], chef du gouvernement du maréchal Pétain. Le matin de la rafle du Vél d'Hiv, le 16 juillet 1942, il était donc son directeur de cabinet ; son double. Ses yeux, son flair, sa bouche, sa main. Pour ne pas dire : sa conscience.
Pourtant, personne - ou presque - n'a jamais fait le lien entre le Nain Jaune et la grande rafle, étirée sur deux jours, qui coûta la vie à la presque totalité des 12884 personnes arrêtées ; dont 4051 enfants.
En tout cas pas les Jardin ; et certainement pas mon père Pascal Jardin, dit le Zubial. Trop habitué à congédier le réel.
Les secrets de famille les mieux gardés s'affichent parfois sous leur meilleur profil. Dans une lumière éblouissante qui les rend presque invisibles. Comme ces toiles de maîtres volées sous Hitler à des collectionneurs juifs puis accrochées aux murs des salons allemands. Les héritiers actuels ont beau les avoir sous le nez, éclairées avec soin, aucun ne voit leur origine glaçante. Ma famille fut, pendant un demi-siècle, championne toutes catégories de ce sport-là : s'exhiber pour se cacher. Mettre du plein soleil là où, chez nous, il y avait eu trop de nuit et de brouillard. En ayant le chic pour enrober l'intolérable de bonne humeur, d'ingénuité et de pittoresque.
Comment ai-je fait pour me dégager de la vérité officielle de nos ascendants si fidèles à Vichy ? Pour finir par accepter ma honte d'être de cette lignée-là de gens supposément « très bien » ? Et ma colère devant l'évidence que le pire pût être commis dans nos rangs sans qu'on y ait jamais vu à mal. Sans que la moindre gêne fût ouvertement exprimée. Même si, bien sûr, il ne m'a pas échappé que les vrais commanditaires de l'horreur furent avant tout des Allemands : Heinrich, Oberg, Dannecker, Knochen et d'autres.
Ce secret français tient en une scène, que j'ai mis vingt-cinq ans à voir avec la bonne focale.
Chacun des Jardin aurait pu la convoquer dans son esprit mais, préférant le refuge du flou à l'horreur de la netteté, nous ne savions pas comment regarder de face sans suffoquer une telle débâcle morale. Comme des millions de familles françaises, anxieuses d'ouvrir les placards moisis de la collaboration.
Sauf que chez nous, l'affaire était énorme ; comme souvent chez les Jardin habitués à l'improbable. Et aux épisodes où l'Histoire exagère. Cette fois, la vérité sombre était dissimulée sous des kilos de gaieté, des centaines de pages de littérature chatoyante, un vrac de souvenirs cocasses, une tornade d'anecdotes. Moi-même, j'y ai contribué en perpétuant la légende nourricière des Jardin ; farcie de galopades et de situations enjôleuses. En m'abritant systématiquement derrière un masque de légèreté, un optimisme de façade, une fausse identité frivole. Issu de la honte, j'ai choisi le rire ; un rire longtemps forcé.
Pour faire oublier ma double vie, plus mélancolique.
Une existence parallèle et ombreuse que j'ai toujours pris soin de dissimuler ; en m'affichant comme un auteur de romans ensoleillés. Et amoureux du rose. Cette vie-là fut celle d'un homme au front nuageux qui, depuis l'âge de seize ans, tourne autour d'une scène qui continue de lui couper les jarrets. Un épisode qui m'a éclairé sur les gens intelligents et très convenables qui commettent l'irréparable en se réfugiant dans les bras de leur bonne conscience. Un chapitre vichyssois qui m'a conduit dès la sortie de l'adolescence à mener une réflexion obsessionnelle - et quasi clandestine - sur les destructeurs des Juifs et leurs collaborateurs. Méditation directement issue de ma position particulière. Qui reste non pas une étoile jaune mais une croix. Et pas une croix de Lorraine. Cette scène irréfutable, la voilà. Le matin de la rafle du Vél d'Hiv, le 16 juillet 1942, la chasse à l'homme juif est lancée depuis cinq heures du matin. Par ses fonctions, celui qu'on appellera plus tard le Nain Jaune connaît les grandes lignes de cette battue ; même si les détails lui demeurent sans doute opaques. Jardin n'est pas Bousquet, bien entendu, mais rien de ce qui se décide au plus haut niveau n'échappe à ses arbitrages, aux conseils aiguisés qu'il distille jour après jour à Laval. Il est son directeur de cabinet en titre, et sans doute l'un des décideurs les mieux informés de France. Les cris des mamans affolées retentissent dans les cages d'escaliers des arrondissements parisiens. Les Juifs - déjà marqués d'une étoile jaune par le régime qu'il sert - sont arrachés, ahuris, de leur domicile par la police française, regroupés sous bonne garde dans des camps dits primaires ; avant d'être concentrés sans eau ni hygiène minimale à Drancy ou sous la grande verrière du Vélodrome d'Hiver de Paris. Un mètre carré par âme. Dans cette marmite de l'horreur, assoiffés et condamnés à des sanitaires bouchés, les captifs font déjà leurs déjections contre les murs. Des femmes à bout tentent de se jeter du haut des gradins. Des opérés de la veille, tirés de leur lit d'hôpital, subissent des hémorragies, des éventrements. On pourrit à l'étuvée. Et en silence ; car le régime piloté par le Nain Jaune garrotte la presse.
Tous ont cru que la France, c'était la protection.
Que l'impensable ne pouvait être pensé dans un cerveau français.
Que les Gaulois ne les livreraient jamais aux Germains.
Qu'un régime obsédé par la famille ne les séparerait pas de leurs enfants.
Au même instant, à Vichy, le Nain Jaune veut croire que ces gens-là sont voués à être déportés « vers l'Est ». Je l'imagine allumant sa première cigarette, une Balto, se noyant dans la fumée qui lui cache le réel. Au deuxième étage de l'hôtel du Parc, siège du gouvernement, son secrétariat s'active déjà. Ses dactylos sentimentales remarquent-elles son profil d'épure ? Et son charme irrésistible qui, au dire du Zubial, ressemble à la beauté ? Sans doute commande-t-il autant à l'administration centrale qu'à leurs cœurs. Au loin, l'Allier étire ses eaux claires et lentes. Aucun hurlement des enfants du Vél d'Hiv ne parvient à ses oreilles qui, pourtant, sont réputées entendre tout ce qui bruit, complote ou grogne sur le territoire.
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