Un instant décontenancé, Horace poursuivit :
- Alors comment expliquez-vous que vos camarades éprouvent une telle crainte d'engager leur vérité dans une relation ?
Liberté prit un temps, ralentit la vie hâtive qui l'animait, non pour réfléchir mais pour mieux convoiter cet intellectuel aux mains encore inutiles. M lle Byron se délectait de la beauté des hommes. Sa capacité à ressentir un plaisir entier était l'un des traits saillants de son tempérament, son talent le mieux dessiné. Cette fille savait vivre la vie.
- Vous disiez ? reprit-elle.
- Pourquoi pensez-vous que les hommes et les femmes aient une telle crainte d'être vrais ?
Elle hésita un instant et, finalement, risqua une manœuvre :
- Voulez-vous que je provoque les circonstances susceptibles de nous aider à répondre à votre question ?
- Entendu, répondit-il.
- Imaginez que je vous aime. C'est une pure supposition, mais imaginez tout de même que je vous aime.
Horace entendit le parquet craquer sous ses pieds.
Ce type de réplique glissante appartenait à sa vie révolue.
La classe cessa brusquement de s'éparpiller en chuchotements. Horace arrêta de distribuer ses regards pour se concentrer sur les arguments de Liberté. Aussitôt, elle pressentit que malgré son embarras, ou plutôt grâce à sa gêne, il vivait plus fort que d'habitude.
- Admettons..., murmura Horace.
- Non, vous ne l'admettez pas.
- Pardon ?
- Vous dites que vous l'admettez mais vous ne le ressentez pas.
- Je le ressens, autant que je le peux...
- Mieux que ça. Frissonnez, soyez inquiet de me blesser, mal à l'aise en croisant mes yeux, gauche dans votre façon de ne pas encourager mes sentiments, car bien sûr vous n'avez pas le droit d'y répondre. Vous êtes mon professeur et notre proviseur, dois-je vous le rappeler ?
- C'est bon, c'est bon...
- Voilà, vous commencez à être nerveux... Le moment que nous vivons, dans sa fausseté, prend un peu de réalité.
- Et ensuite ?
Recherchant en elle-même l'audace la plus troublante dont elle était capable, Liberté assena :
- Horace, je me suis longuement caressée hier, dans mon lit, en pensant à toi. Et j'ai joui comme jamais. C'était bon !
À nouveau, Horace entendit le parquet se plaindre sous ses pieds.
Il fixa Liberté et, ne sachant quelle attitude adopter devant la classe soufflée, partit dans un fou rire :
- Vous êtes folle ? !
- Je plaisantais bien sûr, et vous prie de pardonner mon écart. Mais avez-vous remarqué que la manifestation d'une vérité trop entière a suscité chez vous un mécanisme de défense : le rire. En osant notre vérité, sans prudence, nous risquons de bloquer celle de l'autre. Peut-être est-ce pour cela que les gens, d'instinct, s'en tiennent à des relations de surface. Dois-je continuer ma démonstration ou préférez-vous continuer votre cours ?
La sonnerie du lycée sauva Horace.
Il quitta la salle convaincu que l'Inconnue ne pouvait être cette élève au langage trop vert, au verbe opérationnel. Il n'avait pas compris que s'affronter, c'est déjà une façon d'être ensemble.
5
Par son courrier, l'Inconnue pénétrait dans la maison de Juliette ; par ses avertissements, elle pénétrait son esprit. La deuxième lettre que reçut Juliette, le lendemain, acheva de la tracasser. L'Inconnue se révélait une fois de plus candide, machiavélique dans son innocence et mue par une exigence exagérée, presque inhumaine. L'instinct de l'absolu la guidait. Avec l'insolence d'une enfant et la sûreté d'une femme rodée, elle avançait ses pions.
Tout en parcourant les imprécations de sa rivale, Juliette surveillait un ragoût qu'elle réchauffait à petit feu, un morceau de cuisine bourgeoise aux parfums sages et émollients. La lettre, elle, était pimentée et revigorante :
.
Chère Juliette (cette familiarité eut le don de l'irriter),
le temps est venu d'évoquer une question qui me laisse sans repos : votre façon d'aimer notre Horace (comment osait-elle employer ce possessif ?), ou plutôt de le mal aimer. Quand on commet la folie de vivre avec un homme, il faut assumer son imprudence. Or il y a dans vos menues défaillances et vos ressentiments une petitesse ou des facilités que vous devez rectifier, si vous prétendez le conserver (toujours ces menaces à peine voilées !). Je vous le disais, Horace mérite un amour parfait, audacieux, non ce quotidien truffé de négligences dont vous semblez vous accommoder.
En premier lieu, je voudrais vous voir reconnaître à Horace une prééminence qui doit disqualifier tout le reste. Il n'est pas tolérable qu'en sa présence vous décrochiez le téléphone dès qu'on vous sonne ; le premier venu semble prioritaire sur celui que vous dites adorer ! De même, je vous somme d'arrêter de lire le soir dans votre lit ; ce lieu n'est pas celui où il convient de s'abstraire mais bien celui où vous devriez rechercher le plaisir de lui en donner.
À ce propos, je ne saurais approuver la minceur de la porte de votre chambre. Comment voulez-vous que, dans l'étreinte, votre mari s'abandonne s'il se sait entendu par vos enfants ? Un minimum d'insonorisation témoignerait de votre intérêt pour son bonheur physique. Horace doit pouvoir crier son extase en toute quiétude. Votre chambre n'est pas celle d'une amante mais bien celle d'une mère. Cessez d'écouter le sommeil de vos petits en laissant la porte entrouverte. Ce scandale devra s'arrêter sans délai, je ne vous le répéterai pas.
Autre détail : faites supprimer les toilettes situées dans votre salle de bains, attenante à votre chambre. Il est des nécessités qui ne peuvent exister dans le quotidien de deux amants. Comprenez que sur ce point je ne vous laisserai aucune latitude.
Et puis, venons-en à un point fondamental. Il y a entre vous, de façon latente, un esprit de ressentiment qui dégrade votre amour. Vous résistez sans cesse à Horace, comme si ses désirs menaçaient les vôtres, au lieu de jouir gaiement de le combler. Ce scénario délétère, répété et flagrant dans votre quotidien, annonce d'autres retenues qui m'inquiètent. J'ai la certitude qu'il en va de même dans vos ébats. Oui, je crains que vous ne sachiez pas être pleinement satisfaite de son contentement, que toujours, par vos esquives, vos froideurs et vos exigences répétées, vous ayez à cœur de lui marquer que vous lui résistez.
Cela, je ne l'accepterai pas.
En vous conduisant ainsi, ce n'est pas Horace mais bien l'amour que vous ne respectez pas. S'opposer à l'autre dans ses aspirations essentielles est un crime, ne pas jouir de le faire jouir en est un autre. L'amour ne vit que du bonheur léger qu'il y a à donner à l'autre une part de ciel ; et je ne vois chez vous nulle joie à ne pas lui résister, à quitter vos certitudes, à passer outre vos propres besoins. Où est votre enthousiasme de le voir rayonner d'être content ? Délectez-vous de lui donner raison ! Régalez-vous de ses appétits ! Quoi, vous ignorez donc à ce point ce qu'est l'art d'aimer un homme ? En vous réservant, vous l'empêchez de se livrer.
Je voudrais que vous cessiez vos inattentions, cette conduite égocentrique qui vous enferme dans la quête de vos propres satisfactions et qui fait de vous une femme qui ne voit pas Horace, qui ne remarque plus la beauté de ses songes. Trop présente à vous-même, vous en devenez absente. L'univers glisse sur vous ; et la réalité de votre mari vous échappe, tout comme votre vie. Avez-vous seulement noté que depuis deux mois il vous offre chaque semaine un bouquet différent, marquant ainsi son souci d'honorer toutes les femmes qui respirent en vous ? Vous êtes-vous aperçue que depuis quelques semaines les roses qu'il vous offre ne sont plus blanches mais d'un rouge à chaque fois plus profond ? Qui êtes-vous donc pour négliger l'amour ?
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