Sachez, ma chère Juliette, qu'il va vous falloir mettre de la surprise et de l'étourderie dans votre vie d'amante. Une passion véritable est fille de l'imagination ; elle ne peut se dispenser d'inventions, de rebondissements qui donnent aux sentiments ce parfum de roman qui ensorcelle. Vous vous gâchez en habitudes, en attitudes sérieuses. Dépensez-vous en créant des moments rares. Faites-lui l'amour dans des lieux qu'il aime, pour associer à vos orgasmes les beautés qui parlent à son cœur ! Osez les indécences qu'il pourrait espérer trouver chez une autre ! Risquez-vous dans des conduites que personne n'attend de vous ! Soyez plus délinquante ! Buvez ce que vous ne buvez jamais, vendez tous vos meubles, apprenez avec lui ce que vous ignorez tous deux. Connaissez-vous son goût pour l'élégance de Jacky Kennedy ou pour celle d'Audrey Hepburn ? Portez leurs tenues ! Voulez-vous rêver ? Commencez par le faire rêver.
Je ne vois aucune démesure dans vos postures d'épouse ; et c'est bien là que vous passez le plus à côté d'Horace. Il n'est qu'ambition pour les choses de l'amour, que révolte contre la grisaille des jours. Il n'a que faire de vos bibelots, de votre intérieur bien élevé. Vous lui servez de la cuisine bourgeoise, il n'attend que des plats pimentés (l'odeur du ragoût monta au nez de Juliette !). Qui croyez-vous avoir épousé ? Votre modération en tout est une insulte faite à cet homme. Que lui avez-vous offert pour son anniversaire ? Une cravate ! Quel profit tirez-vous de cette conduite pitoyable ?
J'attends de vous ce qu'il espère de vous.
Montrez-vous à la hauteur d'un homme tel que lui, et vite.
Pour ma part, je ne crois pas qu'il y ait de solution dans un amour qui voit défiler le quotidien ; la procession des jours tue les élans. Mais le mariage paraît être votre option : assumez-la.
PS. : Bien entendu, j'adresse une copie de cette lettre à Horace. L'honnêteté m'oblige à cette transparence. Il ne saurait être question d'établir entre nous des conventions secrètes, alors que nous l'aimons toutes les deux.
À nouveau, Juliette faillit périr sur place. Ce n'était plus une passe de fleuret mais une attaque à main armée. L'influx de cette conviction la glaçait. Comment cette fille avait-elle pu épingler autant d'informations sur sa vie intime ? Cette finesse d'observation lui fit sentir qu'elle était scrutée de très près. Mais il y avait plus grave.
En envoyant un double de cette lettre à son mari, l'Inconnue lui interdisait de rectifier ses petitesses, de mettre davantage de couleurs vives dans leur vie monochrome. Se conformer à ces prescriptions - alors qu'Horace avait reçu le même courrier - eût été donner des points à sa rivale, lui reconnaître un rôle dans lequel elle prépondérait. Juliette ne pouvait accepter qu'une autre femme fixât sa conduite, avec des impératifs qui ressemblaient à des index dressés.
Dans le même temps, Juliette se doutait que cette lettre exacerberait les attentes d'Horace, trop longtemps négligées. Ne valait-il mieux pas y répondre, tenter de lui plaire ainsi, au risque de passer pour une imitation de sa rivale ? Si Juliette ne tenait aucun compte de ce courrier, ne s'exposait-elle pas à ce qu'Horace veuille, un jour ou l'autre, rencontrer l'Inconnue ? À coup sûr, son immobilisme conduirait son mari à découvrir le nom de cette fille qui aimait comme il voulait aimer et être aimé.
Aucune solution ne la laisserait en paix ; toutes provoqueraient de tragiques saccades.
Juliette prit le pire parti : celui d'ignorer cette lettre dangereuse, de passer sur elle un lourd cylindre de mépris. Son choix fut de ne pas en parler avec Horace. Elle entendait ne pas se laisser manipuler par le soi-disant ange de pureté. Mais n'était-il pas trop tard ?
Le silence était-il encore possible ?
Juliette sala son ragoût, mais ne le poivra pas.
6
Pour ne pas obéir à l'Inconnue, Juliette résolut de se retrancher derrière les habitudes fainéantes qui empesaient leurs week-ends. Pondérée jusqu'à l'excès, elle réagit sans pétulance, en épouse stationnaire. Pas une seconde elle ne songea qu'elle aurait pu vraiment redistribuer les cartes, dérouter Horace, le dépayser en risquant un coup d'audace. Juliette ignorait que pour distribuer du plaisir il faut d'abord en prendre. À son insu, elle dansait sur la musique que jouait sa rivale anonyme.
Comme tous les vendredis, Horace rentra donc à dix-neuf heures vingt dans leur logement de fonction. Aucun meuble n'avait bougé d'un centimètre depuis des lustres ; il y avait veillé. À peine quelques bibelots avaient-ils migré d'un guéridon à l'autre. L'inventaire de neuf années routinières et vétilleuses était au complet. Rien n'avait été soustrait ou ajouté. Le passé adhérait au présent, pesait dans chaque objet. Ce décor n'attendait aucun avenir.
En franchissant le seuil du salon, avec des soupirs plein les poches, la lèvre inférieure fatiguée, Horace eut soudain une envie de bourrasques. Le courrier de l'Inconnue commençait à réveiller son sang de furieux. D'un regard circulaire, il vit bien que cette fixité des choses reflétait des immobilismes qui l'exténuaient désormais. Aussitôt Juliette comprit quels désirs dilataient ses pupilles. Il avait donc lu la copie de la lettre de l'Inconnue. Occupée à lui servir son traditionnel scotch biquotidien (un à douze heures trente, un autre à dix-neuf heures vingt-cinq), elle le flairait.
Le téléphone sonna.
Un instant, Juliette hésita à répondre.
Silencieux, le regard écarquillé, Horace paraissait l'implorer de ne pas décrocher. Juliette soutint quelques instants cette supplique muette. Le téléphone insistait. À présent ils avaient tous deux la certitude que l'autre avait lu la lettre. Refusant de laisser l'Inconnue s'immiscer dans leur couple, elle saisit l'appareil :
- Allô ?
- Bonsoir, c'est Liberté.
- Ah !
- Je voulais vous avertir que je suis disponible demain soir, comme tous les samedis. Mais peut-être avez-vous d'autres projets...
- Non, non..., répondit sèchement Juliette. Nous allons au théâtre, comme tous les samedis.
- Si vous voulez que je vienne chez vous, je pourrais rester dormir, garder les enfants jusqu'au lendemain...
- Merci mais non, au revoir.
Comme chaque soir depuis neuf ans, Horace siffla son scotch. Mais cette fois il le fit en montrant nettement à Juliette que ce rite - instauré par lui ! - l'insupportait.
- Tu as passé une bonne journée ? lui demanda-t-elle.
- Oui, et toi ?
- Très bonne, merci. Ça sent bon dans la cuisine...
Ces mots frigides, ronronnants, immondes de quiétude qui, pendant des années, avaient ponctué leurs retrouvailles du soir résumaient bien leur mariage. En d'autres circonstances, ils eussent eu la douceur de la tendresse, ce délicat parfum d'ennui qu'il avait tant chéri. Par le seul effet de quelques lettres anonymes, tout était changé. La vie courante était devenue une indécence, une succession de pratiques honteuses, de compromissions de petit calibre qui l'écœuraient. Brusquement, l'Inconnue apparaissait en creux dans toutes leurs habitudes. À chaque seconde, l'intransigeante accusait leur quotidien, soulignait combien ils veillaient mal sur leur amour. Absente, elle accaparait leurs réflexions. On ne rencontre pas impunément une passion intégrale. Exposés à cette démesure, Horace et Juliette se regardaient soudain comme des raclures avec leur sale bonheur.
Lorsqu'il fallut aller dormir, Juliette osa laisser la porte entrouverte - au cas où les enfants se réveilleraient - et commit le crime de saisir un livre. Alors, à bout, elle se sentit déchirée de colère contre cette Inconnue qui n'imaginait qu'un amour parfait. De quel droit cette gamine niait-elle la grandeur des soins qu'elle dépensait pour mijoter une vie de famille tendre et chaleureuse ? En quoi la répétition des gestes leur ôtait-elle toute beauté ? Sa condition d'épouse, sans vernis particulier, engluée de quotidien, accablée de rituels, n'avait-elle pas elle aussi sa noblesse ?
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