Et puis, comment vivrait-il à présent sans s'émerveiller chaque jour qu'une telle femme existât ? Peut-on s'accoutumer à un hiver perpétuel ? À ne plus entendre les fous rires d'Emily ? À ne plus jouir de cette manière qu'elle avait d'être heureuse, par instants, sans qu'elle manifestât alors la moindre retenue. Comment se passer de la chaleur de ses éclats de jubilation, de cette grâce qu'elle lui faisait en lui inspirant du désir ? De ses appétits si frais ? Du sillage d'alacrité qu'elle laissait derrière elle ? Avec Emily, c'était bien ce talent qu'a la vie de charmer qui s'en était allé. Et comment accepter de causer au passé d'un être inachevé ? Cigogne n'avait pas seulement perdu son épouse, mais aussi la femme mûre qu'il se réservait de découvrir, plus tard ; et cela terminait de le désespérer. Il eût tant voulu assister au spectacle du vieillissement de son Emily, se laisser émouvoir par ses rides naissantes, par son inquiétude face aux atteintes de l'âge, qu'il eût alors tenté d'apaiser. Tout en elle annonçait une embellie tardive ; il eût fallu du temps à sa belle personnalité pour se révéler toute, ne cessait-il de se répéter.
Au détour d'un virage, Cigogne aperçut Emily Hall et dit, d'une voix pâle :
- Elle est là...
L'espace d'une seconde, il fut tenté par la folie. Refuser l'inacceptable ! Il lui suffirait d'affirmer qu'Emily était toujours chez eux, recluse dans la partie de leur maison qui lui était dévolue. En quittant sa raison, il allait la faire survivre ! À lui tout seul ! Leur amour valait bien ce sacrifice, à la mesure de leur tendresse. Dans son esprit malade, elle continuerait à respirer, à se prélasser sous le même toit que lui. Pour elle, il se sentait plus fort que la mort ! Paré à lui donner tort ! À libérer son Emily de son tombeau. À quoi bon s'accrocher à cette décevante réalité ?
Algernon arrêta le tilbury, blêmit et demanda à Jeremy :
- Qui est là ?
En ce moment, Laura, Ernest et Peter surgirent devant la maison. Lord Cigogne les vit accourir vers lui, tressaillit et dit, essoufflé :
- Nos enfants...
Il venait de renoncer aux ténèbres de la démence, pour eux ; son choix n'avait tenu qu'à l'apparition de leurs sourires, de leur vivacité, en cet instant précis. Comme si, de l'au-delà, les mânes d'Emily fussent intervenus pour qu'il ne perdît pas pied. Rassuré, Algernon fouetta le cheval. Le tilbury repartit vers un avenir qui en était un ; bien que lord Cigogne ne le sût pas encore. Sur l'île des Gauchers, le deuil était une autre histoire d'amour, peut-être la plus belle.
34
Dans les débuts de son deuil, le zubial se montra particulièrement morose. Les bras en croix, il gisait sur le plancher, toujours à gémir, et ne consentait à se nourrir de fruits que lorsque Cigogne lui parlait de sa maîtresse défunte. Dès qu'il prononçait le nom d'Emily, Jeremy se sentait gagné par un enjouement fébrile, inquiétant. Mais la truffe du marsupial demeurait tiède ; son pelage rayé avait désormais l'air d'une moquette vétuste.
Saturé de chagrin, Cigogne connut encore des instants où il fut tenté de s'abandonner au délire de ressusciter Emily en pensée. C'est ainsi qu'un matin il pria Algernon d'étendre les vêtements de Madame sur le fil à sécher le linge, juste derrière Emily Hall.
- Sir, répliqua Algernon avec circonspection, vous devriez renoncer à cette idée...
- Et pourquoi ?
- C'est que Madame...
- Ce n'est pas parce qu'elle est absente qu'il faut négliger le linge, n'est-ce pas ?
- Certes, Monsieur, mais je songe à vous, aux enfants...
- Algernon, faites ce que je vous demande.
Et lord Cigogne ajouta d'une voix frêle :
- Par pitié...
Algernon s'exécuta, parce que Laura, Peter et Ernest étaient absents. Un après-midi durant, Cigogne put contempler le linge d'Emily qui flottait sur le fil, comme avant, comme si elle l'eût porté la veille. Parfois, les alizés s'engouffraient dans une robe, suggéraient en la gonflant les formes d'Emily, fugitivement. Alors, porté par l'illusion, Jeremy se sentait dans l'esprit une manière de soulagement, de répit. Le malheur desserrait son étreinte, le temps que la brise s'essoufflât. Mais Algernon retira du fil ces fantômes d'Emily, avant qu'Ernest ne rentrât de l'école pour prendre son thé ; et il lança à son maître, sur un ton qui ne souffrait pas la contradiction :
- Sir, c'est la dernière fois ! For God's sake ! Avez-vous oublié quel sang coule dans vos veines, my lord ? You're an English man !
Cigogne se le tint pour dit et se renferma dans un désarroi muet jusqu'en cette soirée de mai où lord Tout-Nu vint faire une visite amicale à son compatriote accablé. Alors que déclinait la lumière de l'automne austral, Jeremy s'enfonçait peu à peu dans un renoncement aux choses de la vie, absorbé qu'il était par le gouffre de sa mémoire. Plus de présent ! Il se maintenait alors dans une macération de voluptés évanouies, de journées enfuies, effeuillant un à un les souvenirs qui composaient son bonheur confisqué, sans songer une seconde que leur amour pût s'épanouir, enfin, et connaître cette apothéose que seule la mort permet ! Englué dans ses réflexes d'ex-droitier, il ne concevait pas que la séparation pût marquer l'aube d'une nouvelle aventure.
- Jeremy, il faut un avenir à votre histoire d'amour, car c'en est bien une... murmura sir Lawrence avec douceur, en craignant de heurter son ami.
- Un avenir... reprit Cigogne. Alors que tout est fini ?
- Je vous le concède, my old friend, tout semble fini...
Les propos inattendus que sir Lawrence lui tint le déconcertèrent tout d'abord ; puis, dans sa nuit, il écouta ces paroles qui contenaient une approche gauchère de la mort, un espoir mirobolant de retrouvailles avec Emily, dans une communion d'un type inédit pour lui, sur cette terre. Pas sous d'autres cieux ! Ici-bas, répéta lord Tout-Nu, et dans des délais raisonnables ! Le zubial flaira une éclaircie, redressa ses oreilles velues et, l'œil allumé, traversa le salon sans se traîner, afin de gober cinq bananes ; puis il ouvrit une fenêtre et bondit dans la belle journée sur laquelle elle donnait. Si l'amour de ses maîtres se fût soudain porté au mieux, il n'eût pas montré plus d'appétit et de jovialité.
Heureux que Cigogne l'eût entendu, sir Lawrence ajouta :
- Pour ce qui est du costume de deuil, nous avons pour coutume ici de nous habiller en blanc, une année durant.
- En blanc ? s'étonna Jeremy. Mais n'y a-t-il pas déjà des jours blancs ? Où l'on se libère de son personnage habituel ?
- Et où l'on se détache de tout ce qui nous oblige, en effet ! Mais, croyez-moi, pour achever ce qui vous attend, vous n'aurez pas trop d'une année blanche !
En regardant sir Lawrence s'éloigner vers Port-Espérance en pleine reconstruction, Cigogne était songeur. Le soir même, Peter, Laura et Ernest se crurent autorisés à manifester un peu de leur légèreté d'antan ; ils avaient remarqué que le zubial était d'humeur badine, disposé à redevenir l'animal farceur qu'il avait été quand leurs parents vivaient d'amour et de facéties.
35
Le lendemain, lord Cigogne prit sur lui de s'habiller de blanc et d'entrer dans les appartements d'Emily qui étaient restés clos depuis sa mort. Peu après son retour à Port-Espérance, Jeremy avait craint de tuer le souvenir de sa femme en dissipant les effets de sa présence à Emily Hall. Ouvrant un volet, il découvrit alors ses menus objets, tels qu'elle les avait vus pour la dernière fois, dans sa hâte à fuir le cyclone ; et il songea que cette multitude de petits vases, d'assiettes dépareillées, de colifichets inutiles, d'abat-jour désuets dont elle raffolait l'avait toujours agacé, tout comme cette manie qu'elle avait de s'encombrer d'objets en retraite qu'elle se promettait de réparer. À vrai dire, bien des choses dans sa nature l'avaient toujours horripilé ! Bien qu'il l'aimât, ou parce qu'il l'aimait... Une bouffée de nostalgie le traversa alors qu'il se remémorait leurs altercations pour des vétilles, et leurs orages aussi ; puis il repensa aux propos de la veille de ce bon sir Lawrence :
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