En quelques jours, lord Cigogne parvint à obtenir une audience avec le général de Gaulle. L'entrevue eut lieu dans un bureau improvisé, au petit matin. Ce droitier tout en raideur avait bien l'étoffe d'un grand animateur de radio, songea Cigogne en l'apercevant ; puis, au fil de leur dialogue, le militaire se révéla un peu plus que cela, d'une carrure propre à se muer un jour en un personnage de songes, comme s'il se fût imaginé lui-même avant de projeter son image sur l'univers. Avec cette distance qui lui était naturelle, Charles de Gaulle écouta lord Cigogne, derrière la fumée de sa cigarette, prit bonne note de l'existence d'une colonie gauchère qui se ralliait à sa cause - qui était celle de la France, précisa-t-il avec simplicité, comme il eût parlé de sa cousine - ; il releva également que cette terre d'utopie possédait de précieuses ressources en nickel, et jura qu'à son retour aux affaires, à Paris, il veillerait à ce que l'île d'Hélène fût à nouveau effacée des cartes officielles. Le dessein du capitaine Renard le surprit d'abord, puis sembla le toucher. Dans un instant d'abandon, le grand droitier sortit de la retenue de son rôle et confia à Cigogne qu'il connaissait assez mal sa propre femme ; il ajouta même en concevoir quelque honte, sans s'attarder sur cet aveu qui eut l'air de l'étonner lui-même. L'ambition des Héléniens avait ce quelque chose de volontaire qui plaisait à sa nature rebelle à la fatalité, insoumise aux inflexions du destin. La protection qu'il pouvait apporter à ces Français libres du Pacifique se bornait à plaider leur cause auprès du Haut Commandement américain qui massait des troupes dans la région ; il promit de s'y employer avec chaleur et diligence, puis il écrasa sa cigarette et s'en alla retrouver l'Histoire, au bout du couloir.
Lord Cigogne avait accompli son devoir de Gaucher ; il pouvait désormais regagner Port-Espérance, loin de tous les Fox, de cette guerre supplémentaire de droitiers, de cette couleur grise qui gâtait tout. Ah, retrouver cette réalité lumineuse et à l'endroit, où l'attendait son Emily ! À présent il savait que le retour en Europe leur était impossible. Jamais ils n'eussent pu se réacclimater aux absurdités de la vie londonienne, à ces populations perverties par les désirs artificiels que la culture droitière leur versait dans l'esprit. Jeremy était bel et bien un Gaucher, respirant comme de l'autre côté d'un miroir invisible ; il en perdait même son habileté de la main droite.
Cigogne quitta donc l'Angleterre d'un cœur léger, sans pressentir le coup du sort qui l'attendait, à l'autre bout du globe.
33
- Elle est morte, sir.
Puis Algernon ajouta :
- Nous sommes perdus...
Ses gros yeux se gonflèrent de larmes ; sans Emily, son existence larbine volait en éclats. Autour d'eux, Port-Espérance n'était plus qu'un empilage de bois, de poutres rompues, de parquets déchiquetés et de poussière. Dans ce qui avait été l'avenue Musset, où ils se trouvaient, seule la façade du café Colette s'obstinait à tenir encore, frêle, hésitante à dégringoler, comme les autres. Les Japonais n'y étaient pour rien, occupés qu'ils étaient à exposer leur bravoure inutile aux balles américaines, dans d'autres archipels ; c'était un cyclone d'été qui avait couché la ville, après s'être introduit dans le cirque minéral censé protéger Port-Espérance. Enfermés, les vents mordants s'étaient mis à tourner, à se muscler, à arracher les portes, à faire exploser les toitures, sous la pression. Un souffle hystérique, et vicieux ! Pas une vis qui n'eût été extirpée des charpentes ! Une grêle de menus objets, de vitres ! Les petites mains de l'ouragan s'étaient immiscées partout, avaient vidé les coffres à jouets, éventré les placards. Dans les décombres, un ours en peluche gisait ; les bras qui l'étreignaient, il y avait peu, avaient dû se raidir pour toujours. Les corps des vivants étaient meurtris, claudiquaient dans les décombres, avec des vêtements succincts sur le dos, des bribes de costumes. Algernon n'avait perdu que son plastron. La tôle des toits s'était enroulée autour des petits cocotiers, décapités net ! Les coups de colère de la terrible bourrasque s'étaient chargés de tordre le métal, comme un mince papier ! Emily avait eu peur ; elle avait quitté leur demeure, avec les enfants et Algernon, pour se réfugier dans Port-Espérance, chez sir Lawrence. L'erreur ! Le cyclone l'y avait dénichée, lui avait brisé la nuque. Clac ! La plus belle femme du monde, Emily Cigogne, n'était plus qu'une viande froide, une grande absence dans la vie de Jeremy !
- Et les enfants ? s'entendit articuler Cigogne, livide.
- Ils sont à la maison, et vont bien. Ernest a juste eu une clavicule cassée.
Étrangement, les vents avaient ménagé Emily Hall, l'une des rares bâtisses de l'île qui demeurât en bon état. Cigogne s'y rendit promptement, afin qu'un but l'empêchât d'être avalé par sa douleur, excessive, pas tolérable. Le coup de fièvre ! Plus possible de se carapater en faux-fuyants ! L'impensable déboulait dans son quotidien, si soudainement, s'abattait sur son bonheur phénoménal, trop peut-être. Il lui fallait se cramponner à ses petites pensées, se rattraper à des riens qui lui traversaient la cervelle, pour ne pas s'effondrer dans la crevasse qui s'ouvrait en lui. Prodigieuse béance !
Tout en marchant vers chez eux, qui n'était plus que chez lui, Jeremy se découvrait une aptitude pour la souffrance, insoupçonnée. Il avait mal de partout, sentait son énergie se débiner, mais sa carcasse tenait bon, persistait à fonctionner, à respirer. Pourtant, c'était trop à la fois ; l'insoutenable pression du désespoir augmentait dans sa tête. Quand on perce un trou dans le crâne pour y loger un bâton de dynamite, et qu'on allume la mèche, on doit ressentir quelque chose d'approchant. Mais là, le cerveau, bien que pulvérisé par la détonation morale, s'obstinait à distiller du malheur pur en lui, comme s'il eût attendu cette occasion pour refiler à Jeremy tout le chagrin qu'il était capable de produire en bloc. Tout son bonheur d'avant, Cigogne l'expiait brutalement.
Comment allait-il se soutenir tout seul, dans cette épreuve qu'il ne se voyait pas traverser sans Emily ? Pour qui allait-il se parachever, en vieillissant ? Qui serait désormais le témoin des développements de leur amour ? Qui l'aiderait à montrer ses faiblesses, à quitter cette attitude lisse et indépendante qui le séparait si souvent des gens ? Qui le ferait remanier ses jugements abrupts qui disqualifiaient les êtres moins conquérants que lui ? Qui aurait le talent de l'éveiller aux beautés simples de l'existence, lorsqu'il ne trouverait pas en lui assez de sensibilité pour les saisir ? Qui continuerait à l'entraîner avec gaieté dans l'aventure d'être toujours plus vrai ? Qui saurait l'initier à l'art de s'avouer ? Bref, qui aurait assez d'amour pour entreprendre à nouveau de le civiliser ?
Ce n'était pas seulement Emily qui était enterrée dans la tombe qu'ils s'étaient choisie, face à la baie de Chateaubriand, c'était aussi le meilleur de lui-même. Après l'envolée de leurs années communes, Jeremy se sentait retomber dans sa fiente originelle. Les hommes sont issus du purin, c'est indiscutable ; alors que les femmes, elles, c'est différent. Le Créateur les a dispensées de tous ces désirs médiocres qui nous sont tassés dans l'âme, pour sûr ! Même leurs vices à elles nous sont charmants, hélas. Emily n'en avait-elle pas été la vivante preuve ? Rien qu'en songeant à elle, sur le chemin, Jeremy se trouvait d'un naturel moins chacal, moins porté à repiquer dans ses instincts pas très nets, exempté d'une partie de sa nature merdeuse et fausse, purifié en quelque sorte.
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