Alors, dans un éclair, lord Cigogne décida de la rejoindre et de lui montrer qu'il était plus résolu qu'elle ; même dans leur lit, il ne craquerait pas. Il allait s'offrir le luxe de la dédaigner, histoire de calmer les appétits de son épouse ; car il leur fallait encore soutenir quarante jours de diète. Il emprunta donc son propre escalier en colimaçon qui s'enroulait vers la gauche, poussa la porte de leur chambre commune et, à son grand étonnement, ne la trouva pas. La pièce était vide. Il entra ; Emily se mit à rire. Elle était cachée derrière la porte qu'elle referma derrière lui.
- Assieds-toi sur le lit, murmura-t-elle.
Cigogne s'exécuta ; elle avait dit cela avec une douceur qui le mit aussitôt en confiance. Il n'était pas devant une femme animée de desseins lubriques, mais plutôt devant celle qui, parfois, savait l'embarquer dans des moments de tendresse infinie.
Emily augmenta la luminosité de la lampe à pétrole et, à la lueur chaude de cette flamme, il la vit se déshabiller avec des gestes coulés, empreints d'harmonie, qui faisaient oublier ceux de jadis, plus heurtés. Elle se dévêtit complètement, en silence, et lui montra son corps avec, pour la première fois, un authentique plaisir, sans cette résistance de la pudeur qui l'avait toujours encombrée. Cigogne demeurait bouleversé par l'éclat irréel de sa peau, par sa nudité et par la magie de cette liberté physique qui s'affirmait soudain en elle, en son Emily qui avait si longtemps ignoré ses formes, sa silhouette. Fasciné, il la contemplait en silence, la regardait avec une intensité formidable ; ses yeux, qui il y avait peu ne la voyaient plus vraiment, l'admiraient mieux encore que lors de leur première nuit ; car il ressentait l'histoire de ce corps, ses meurtrissures, ses grossesses qui s'estompaient, sa grâce involontaire. Il y a certes un éblouissement dans la découverte d'un corps nouveau ; mais pour la première fois, il éprouva qu'il n'est pas de plus grand vertige que de redécouvrir celui d'une femme que l'on croyait connaître.
Etait-ce le Carême gaucher qui aidait Emily à trouver cet accord simple entre elle et ce qu'il y avait de féminin dans sa nature ? Un instant, Jeremy songea qu'il pouvait remercier Hadrien Debussy, son adversaire. Cet homme qu'il haïssait la lui avait rendue plus sereine, plus apte à jouir d'un corps vivant, du miracle de sa beauté. Un an auparavant, cette scène eût été inconcevable. En Angleterre, Emily ne se donnait que sous des draps, ou encore habillée, dans le mensonge de ses vêtements, de ces tissus qui la masquaient à elle-même, comme si elle eût craint d'affronter son image véritable dans le regard de Jeremy. Une fille de pasteur anglican de 1933 n'était guère portée à vivre en termes simples avec sa sensualité ; toutes ces années anglaises avaient donc été douloureuses. Depuis qu'elle avait séjourné dans l'île du Silence, Emily avait le sentiment d'avoir signé un armistice avec ses sens.
Cigogne la contemplait, ébahi par cette confiance nouvelle, en elle, en lui, en eux. Le monde extérieur s'estompait. Il n'était plus sur l'île d'Hélène, ni dans cette maison bâtie au bord d'un lagon ; il était avec elle, à la fois dans les sensations d'Emily et dans son désir d'elle. Alors elle le pria de se dévêtir à son tour, en lui disant son envie d'admirer sa nudité.
Elevé en un siècle où les hommes prenaient pour un signe patent d'homosexualité le simple fait de ne pas mépriser son anatomie, lord Cigogne se sentit soudain mal à l'aise. Que lui voulait-elle ? L'avilir ? Obtenir de lui un vague strip-tease ? Avec des mots touchants, Emily le rassura et, sans le heurter, l'engagea à se déshabiller doucement en l'aidant à regarder son corps. Elle lui fit voir que pour mieux le désirer, elle avait besoin qu'il se sentît désirable, qu'il sût se montrer en marquant nettement le plaisir qu'il trouvait à le faire. Jamais en huit ans de mariage Emily ne lui avait causé ainsi ; l'idée même de parler de ces choses eût paru déplacée à cet Anglais né en 1894 et à cette fille de pasteur qui entretenaient des rapports peu clairs avec leurs instincts. D'abord décontenancé, Cigogne se laissa peu à peu aller et, au milieu de la nuit, il parvint presque à aimer son large dos, ses jambes musclées et ses fesses blanches, aidé par le soutien du regard d'Emily et par ses mots aussi, qui allaient loin dans la tendresse, bouleversée qu'elle était par cet homme qui se découvrait pour elle, qui osait quitter ses réflexes pudibonds et lui faisait cadeau de sa beauté très masculine, en en prenant soudain conscience. Jusque-là, Jeremy avait toujours pensé confusément que les femmes ne consentaient à coucher avec les hommes que par générosité, ou par compassion, tant l'anatomie masculine lui semblait peu ragoûtante ; et soudain Jeremy s'émerveillait de l'émerveillement d'Emily ; il s'aimait d'être convoité avec cette ardeur, sans qu'ils se fussent encore frôlés. Pour la première fois, il goûtait le plaisir qu'il y a à se sentir vraiment désirable ; et cela le plongeait dans une fièvre étrange, un délire sensuel qui les conduisit, tard dans la nuit, à jouer avec le corps de l'autre sans que jamais leurs peaux nues ne se touchassent. Leurs ébats acrobatiques laissaient toujours quelque distance entre eux, cet écart qui interdit au désir de se soulager dans l'étreinte, et donc de se relâcher. Furtivement, parfois, ils volaient un frôlement, asphyxiaient de plaisir quand le souffle de l'autre rôdait autour de l'une de leurs oreilles, dans une tension sans fin. À l'aube, ils s'endormirent, vaincus par la fatigue, avant de l'être par la concupiscence.
C'est ainsi que pendant quarante jours ils jugulèrent leurs élans pour les mieux faire naître ; avec passion, ils se reluquèrent en se demandant comment ils avaient pu vivre pendant tant d'années en se privant d'une telle griserie. Il régnait entre eux, derrière la légèreté apparente de leur commerce plein de badinerie, de plaisanteries coquines, d'allusions feutrées à leurs voluptés à venir, un climat délicieusement orageux ; l'électricité s'accumulant, le moindre contact physique, dans un couloir, en aidant l'autre à enfiler une veste, en frôlant du bout des doigts une nuque, un avant-bras nu, devenait l'occasion de frissonner un peu, de pimenter leur quotidien.
Certains soirs, après que les enfants furent couchés et qu'Algernon se fut retiré dans l'annexe où il dormait, lord Cigogne et Emily s'asseyaient dans des chaises longues sous la véranda et, avec gourmandise, se murmuraient tout ce qu'ils ne se feraient pas ce soir-là, se confiaient les agaceries sensuelles qu'ils se seraient volontiers offertes si le Carême gaucher ne les avait contrariés. Ces gâteries exquises, imaginées côte à côte, les maintenaient des heures durant dans des vertiges de désir, les faisaient suffoquer de convoitise ; alors que s'ils s'étaient adonnés à ces câlins rêvés, le charme se serait très certainement dissipé plus promptement.
L'imagination qu'ils mettaient à concevoir ces papouilles verbales était plus grande que celle qu'ils dépensaient ordinairement dans leurs séances de copulation. Les mots appelaient un renouvellement que les gestes ne trouvaient plus ; c'est ainsi qu'ils augmentèrent considérablement le stock de leurs pratiques fornicatoires, avec entrain et dans une excitation qui ne faiblissait guère. Lord Cigogne mettait au point des caresses d'une ingéniosité extrême, et d'une invention affolante. Emily fermait les yeux et se laissait fermenter dans des songeries délicieuses, avant de répliquer à son tour, en prononçant des mots qu'elle ne se serait jamais crue capable d'articuler auparavant ; elle trouvait dans cette transgression une liberté qui augmentait encore son plaisir à passer ainsi ses soirées avec son époux, à la lueur d'un chandelier, à flotter sur ce fleuve de causeries érotiques, de fantasmes sur mesure qui valaient mieux que toute la pornographie inventée par et pour d'autres qu'eux.
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