Le soir qui précédait le quarante et unième jour, lord Cigogne jugea peu élégant d'attendre minuit pile pour se livrer à des exercices de reptation sur le corps d'Emily, comme un vulgaire mammifère en rut ; cette conduite lui paraissait indigne d'un gentleman gaucher. Mieux valait déguerpir que d'étirer la soirée dans une expectative libidineuse. C'est donc ce soir-là qu'il choisit pour expérimenter l'une des plus déroutantes coutumes de l'île des Gauchers.
Cigogne s'habilla en blanc, avec cette élégance sans faute qui ne le quittait jamais, mit une fleur blanche à sa boutonnière et sortit de leur maison par sa porte personnelle. Alors qu'elle nettoyait ses pinceaux, Emily le regarda s'éloigner dans leur tilbury sans oser rien dire ; elle n'en avait pas le droit puisqu'il était vêtu de blanc. Qu'allait-il faire à Port-Espérance ? Ce soir-là ! Alors que la ville entière fermentait, bridait encore ses sens pour quelques heures, dans l'attente de la fin du Carême. Qui sait si les appétits d'une Gauchère affriolante, malicieuse ou en verve n'auraient pas raison de sa vertu ? Pour goûter à une autre peau, il ne manque parfois qu'une occasion charmante, un peu de complaisance... Emily frissonna d'anxiété ; elle se connaissait trop de faiblesses pour ne pas lui en supposer.
14
Assis dans le tilbury que tirait son cheval, lord Cigogne se sentait plus léger qu'à l'ordinaire. Il avait recouvré une insouciance d'étudiant, qu'il n'avait d'ailleurs jamais connue. La brise presque fraîche reposait des chaleurs de la journée. Jeremy éprouvait avec délice le plaisir simple qu'il y a à n'être plus ni un mari, ni un père, ni un médecin, ni quoi que ce fut d'autre que lui-même. En s'habillant de blanc, il venait de s'affranchir aux yeux des Héléniens, et aux siens aussi, de ces liens qui, bien que charmants, sont également pesants. Par cette simple opération, il avait écarté de sa vie l'écheveau des engagements successifs qui l'avait peu à peu enserré dans des filets invisibles ; et cela l'enchantait. Comme tout un chacun, lord Cigogne avait au cours de son existence limité le champ de ses destinées potentielles en faisant des choix qui, de renoncements en décisions, l'avaient conduit à ne vivre qu'une petite partie de ce qu'il était, de ce que le monde proposait.
Conscients de cela, et afin d'éviter que le mariage n'enfermât les couples dans un quotidien trop restreint, les compagnons du capitaine Renard avaient imaginé un rite, celui de se vêtir en blanc. À Port-Espérance, il suffisait de s'habiller ainsi pour signifier à sa femme, à ses enfants, à ses amis que l'on souhaitait vivre quelque temps pour soi, en se libérant provisoirement des engagements pris tout au long de l'existence. Dès lors, personne ne vous posait plus de questions ; vous pouviez aller et venir sans rendre de comptes à qui que ce fût. Dans la mesure du possible, les autres s'efforçaient de ne pas juger votre nouveau comportement ; et chacun s'attachait à jouer le jeu, car ce respect de l'autre était la garantie qu'à son tour on pourrait se livrer un jour à cette échappée, quand le besoin s'en ferait sentir, sans encourir les reproches de son époux, ou de son voisinage. Cette attitude était d'autant plus respectée que les Gauchers se savaient peu nombreux sur leur île ; ils entendaient se préserver ainsi de l'atmosphère délétère, faite de on-dit et de cancans, qui rend tant de petites villes de province détestables. Le blanc symbolisait l'effacement de tout ce que l'on avait fait jusque-là, un état de nouvelle virginité.
Cet usage avait beaucoup frappé, voire choqué, lord Cigogne lorsque sir Lawrence lui en avait parlé. Mais ce dernier lui avait fait sentir qu'il était plus civilisé d'officialiser ce qui, chez les droitiers, se faisait dans l'ombre du mensonge ou à l'abri d'alibis professionnels. Combien de maris anglais se protégeaient de leur famille et vivaient pour leur compte lors de voyages d'affaires ? Loin de chez eux, ils s'autorisaient à vivre d'autres facettes de leur personnalité, en jachère, s'affranchissaient des attentes de leurs proches qui les bornaient, du personnage prévisible qu'ils jouaient en société. Les verrous sautaient. On se défroissait de tous ses plis. Le grand craquement ! De l'âme corsetée, des croyances fossilisées, et des instincts (mal) tenus en laisse... Parfois, une liaison se nouait dans cette euphorie ; mais elle était moins due au désir de luxure qu'à celui d'explorer les territoires vierges de leur existence. Le sexe n'était bien souvent qu'une clef pour ouvrir en soi d'autres tiroirs, et s'octroyer de nouvelles libertés.
Les femmes ne connaissaient-elles pas le même besoin de vivre pour elles ? Cette aspiration n'était-elle pas légitime, et noble ? Pourquoi fallait-il salir par le mensonge le besoin qu'a chaque être humain de découvrir l'étendue de son être, de voyager dans ses potentialités ? Aux yeux des Gauchers, s'habiller de blanc n'était pas le début de la honte, bien au contraire. À Port-Espérance, on y voyait une fête, le courage d'aller voir de l'autre côté de soi, une belle imprudence ; et si un homme ou une femme n'était jamais vu en blanc, ses connaissances et amis s'inquiétaient pour lui ou pour elle. Les jours blancs, comme on disait, étaient des jours où l'on essayait de se marier avec soi-même.
Certains Gauchers détournaient cet usage en s'habillant de blanc tout au long de leur vie ; on les plaignait, mais gentiment. Les Gauchers n'étaient jamais très sûrs d'avoir raison de blâmer autrui.
En s'éloignant d'Emily Hall, Cigogne songea à l'un des profits des jours blancs, le principal aux yeux de sir Lawrence : ces temps de liberté permettaient de ne jamais trop en vouloir à sa femme ou à son époux, de ne pas regarder l'autre comme un frein à l'exploration de sa propre nature ; de là peut-être l'extraordinaire longévité et qualité des amours gauchères. Les ressentiments de cet ordre ne polluaient guère les couples héléniens. Par la grâce de cette coutume, le mariage avait cessé à Port-Espérance d'être une longue captivité. Et si les jours blancs faisaient naître des jalousies, parfois légitimes, les Gauchers y voyaient un piment salutaire, l'occasion de se livrer à d'autres jeux amoureux ou d'examiner les carences et les vices de son amour.
De l'une des fenêtres de sa chambre, Emily regarda Jeremy disparaître en haut d'une colline. Elle était lourde de tourments qu'elle ne parvenait pas à démêler, de la terreur d'être abandonnée, de la colère de voir cet homme qu'elle aimait chercher ailleurs qu'en elle des émotions, et de la honte d'éprouver ce qu'elle ressentait. Soudain, rejetant ses contorsions affectives, Emily voulut seller sa jument et partir espionner Cigogne dans les nuits de Port-Espérance ! Qu'il lui échappât comme cela, sans même éprouver un soupçon de culpabilité, à l'abri d'un petit costume blanc, lui parut un peu fort ! Intolérable ! De qui se moquait-on ? Comment pouvait-elle accepter cette coutume qui légitimait l'adultère ? Tous ces beaux discours lui semblaient soudain des fariboles inventées par les hommes pour lutiner des gourgandines en toute quiétude, et en trouvant cela noble par-dessus le marché ! Hors d'elle, Emily dévala ses escaliers et se précipita vers sa monture ; quand tout à coup la voix d'Algernon l'arrêta :
- Madame, si je peux me permettre, vous ne devriez pas sortir ; car il se pourrait bien qu'un jour ce soit VOUS qui souhaitiez sortir en blanc. Et, si j'ai bien saisi les propos de sir Lawrence, cette tolérance-là est bien une preuve d'amour, n'est-ce pas ?
Effarée par cette intervention, Emily resta muette, immobile. Algernon ne s'était jamais autorisé le moindre mot sur ce sujet ; ce porteur de plastrons, uniquement concerné par les questions de préséance à la cour d'Angleterre et par les résultats des courses d'Ascott, lui avait toujours semblé inaccessible aux questions du cœur.
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