Dès que Cigogne avait localisé sa proie, on sonnait l'hallali. Ernest et Peter rappliquaient aussitôt, ravis de jouer avec leur père qui dans ces circonstances ne quittait jamais la gravité que les enfants engagent dans leurs jeux. Avec la dignité qu'il mettait jadis à descendre de son pur-sang anglais, lord Cigogne descendait de ses échasses pour s'approcher de la fleur aux abois. Tremblant, Algernon lui tendait une paire de ciseaux afin qu'il pût servir, entendez pratiquer la mise à mort d'une fragile tubéreuse ou d'un pissenlit géant. Clac sur la tige ! La fleur tombait dans un linge brodé, humide et immaculé que tenait son valet de chambre ; la curée pouvait avoir lieu. Peter et Ernest s'élançaient alors pour rafler les fleurs qui se trouvaient autour, par brassées entières, afin de les rapporter à leur mère. Ainsi se déroulaient les chasses à la fleur de lord Cigogne. Mais, quelles que fussent ses excentricités très britanniques, l'important était que Jeremy mît une tendresse nouvelle dans ses attentions, qu'il cultivât l'art de parler par gestes symboliques, avec la certitude que cette intimité ne dévorerait pas son territoire le jour où il reprendrait une activité professionnelle qui, sans être frénétique, requerrait une énergie plus concentrée.
Un matin, Emily se mit à sa fenêtre, dans sa maison sans toit qui semblait un décor de cinéma en plein air ; ce qu'elle vit la troubla, sans qu'elle sût précisément ce que lui rappelait cette découverte. Alors, soudain, Emily comprit qu'elle avait déjà peint cette vue, en Ecosse. Dans la nuit, Cigogne avait planté des arbres de façon à reconstituer, à vingt mille kilomètres de Glasgow, ce qu'elle avait vu mille fois de la fenêtre de sa chambre de petite fille, dans le cottage de ses grands-parents paternels, au fond des Highlands où la petite Emily Pendleton avait coulé des étés délicieux. Jeremy lui avait offert une vue sur mesure. Plus le temps passerait, plus les arbres grandiraient, plus son enfance en Ecosse lui reviendrait. Ce cadeau l'émut aux larmes.
Pour le remercier, Emily mit une robe blanche de lin qu'il adorait, se coiffa comme il aimait la voir ; et lorsqu'elle le rejoignit pour le petit déjeuner, elle raconta que l'une de ses amies avait un jour voulu remercier son mari d'un présent qui l'avait touchée en se faisant belle pour lui, en passant les vêtements qu'il préférait lui voir porter. Elle n'en dit pas plus ; Cigogne saisit aussitôt qu'Emily avait vu son cadeau et à quel point elle y avait été sensible. Leurs regards confirmèrent qu'ils s'étaient compris ; et dans un silence délicieux, ils goûtèrent le plaisir de leur complicité, la ferveur de cet amour violent qu'ils éprouvaient soudain l'un pour l'autre, sous des dehors paisibles, face aux enfants et à Algernon qui étaient éloignés de se douter de quoi que ce fût. Cette retenue très britannique augmentait encore la tension qui les animait.
Ils étaient en passe de devenir d'authentiques Gauchers.
Lord Cigogne se sentait rejoindre Emily dans une vie réelle, un quotidien qui, loin de les séparer sournoisement, les reliait par ces mille sensations partagées dans une existence authentiquement commune. Cigogne s'étonnait chaque jour de devenir presque aussi réel qu'Emily ; il lui semblait avoir vécu avec elle en Angleterre comme dans un mauvais rêve, coupé du monde sensible. Mais Emily et Jeremy ne connaissaient pas encore les paroxysmes du désir, ces vertiges des sens que favorisait le surprenant calendrier de l'île d'Hélène.
12
On approchait de Pâques ; les Gauchers se préparaient à leur Carême particulier. Et avec quelle ferveur ! Pendant quarante jours, personne dans l'île n'aurait de relations sexuelles avec qui que ce fût. Les couples s'interdisaient toute transgression de cette règle, non par excès de vertu mais pour remettre du prix dans cet acte qu'ils goûtaient trop pour négliger de l'entourer de précautions. Cette coutume visait à faire renaître chaque année les désirs altérés par l'habitude, à susciter des frustrations propres à réveiller les ardeurs alanguies.
Les Gauchers avaient le culte des voluptés. Toutes ! Les chétives, les inattendues ! Les mirobolantes ! Celles qui n'avaient pas besoin du corps, aussi. Ah, les épices de certains songes... Cette interruption des étreintes était pour les Héléniens l'occasion de s'aventurer sur d'autres chemins de la sensualité, moins balisés. Privés de sexe, ils se procuraient de mille façons des satisfactions érotiques plus ou moins licites... À compter du premier jour, il régnait dans Port-Espérance une électricité particulière ; car ces Françaises de 1933 se montraient soudain moins farouches qu'à l'ordinaire. Ce Carême paraissait les désinhiber en les libérant de l'appréhension que fait naître parfois le risque d'une intimité sexuelle. Cette hypothèque étant levée, elles se livraient sans retenue au plaisir de se laisser courtiser, avec une désinvolture charmante.
Le premier jour du Carême gaucher, lord Cigogne se trouvait en ville ; il se rendait en tilbury à sa consultation qu'il venait d'ouvrir dans un bâtiment colonial de l'artère principale, l'avenue Musset. Les cafés élégants offraient le spectacle d'hommes et de femmes qui conversaient plus librement qu'à l'accoutumée ; on eût dit qu'il régnait une fièvre due à un événement particulier. La diète sexuelle signalait le renouveau d'une sensualité plus diffuse, moins centrée sur les exigences des organes génitaux. On se frôlait, on riait, on se regardait. Cette petite population, où presque tout le monde se connaissait, semblait se redécouvrir. Les femmes se présentaient dans des atours ravissants, soulignaient leur taille, montraient leur gorge ; chacun émoustillait son prochain, se grisait en se livrant à un badinage galant qui se voulait sans conséquence. Des ébauches d'idylles se nouaient ; on buvait, se plaisait, s'éprenait, se déprenait. Les femmes mariées oubliaient qu'elles l'étaient, sans encourir le moindre reproche puisque tout cela n'était qu'un jeu ; plaire n'entraînait aucune obligation.
En avance à un rendez-vous, lord Cigogne prit un rafraîchissement à la terrasse du Colette, le grand café qui faisait l'angle avec la rue Julien-Sorel. Une jeune femme lui adressa un discret coup d'œil et laissa tomber son mouchoir jaune. Des genoux à pâlir ! Conçus tout exprès pour titiller les désirs. Rien qu'à deviner les jambes qui allaient avec, sous cette jupe pas trop pudique, les hommes se sentaient déjà dans les affres. Cigogne, qui avait lu quelques romans, ne se hâta pas de ramasser la pièce de soie jaune. Quelques instants s'écoulèrent. Il se retenait de sourire ; elle l'épiait par en dessous. Un grain de beauté bien placé, au-dessus de sa lèvre supérieure, donnait plus de piquant encore à la beauté mutine de cette fille, empreinte de fraîcheur. Elle laissa tomber son foulard ; et alors, avec cette légèreté que Jeremy avait oubliée depuis des années, ils se regardèrent brièvement et partirent dans un éclat de rire ; puis ils se dévisagèrent, en se laissant gagner par une gêne délicieuse. Elle se baissa, ramassa son mouchoir et son foulard, et dit à Jeremy avec une effronterie pleine de grâce :
- Voyez-vous le foulard dans la vitrine en face ? Si j'étais à votre place, je l'offrirais à la jeune fille qui vous parle, et à qui vous ne déplaisez pas... Ou bien je lui ferais l'hommage de quelques vers !
- Well... fit-il en rougissant un peu.
Elle sourit, lui vola tout à coup son porte-monnaie et, d'un bond, fut dans la boutique d'en face. Ne voulant pas se donner le ridicule de courir après cette ravissante en criant au voleur, il resta immobile, effaré qu'une jeune fille pût se comporter ainsi, avec autant d'étourderie. Un vieux serveur, qui avait suivi ce manège, s'approcha de Cigogne et marmonna :
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