Dans un tourbillon, Cigogne fit un signe aux musiciens qui attaquèrent illico un morceau qu'Emily reconnut ; c'était Easy to love me baby, un air de Sidney Barnett sur lequel il lui avait demandé sa main, huit ans auparavant, dans une cave de Gilden Street, là où les Londoniens s'initiaient à l'époque au jazz américain. Grisée par la mélodie, elle redevint un instant Emily Cobbet, celle qui avait jadis perdu la tête pour l'homme qui la tenait dans ses bras. Ils dansèrent ainsi, dans un exquis dialogue des corps, aidés par le silence qui faisait taire leurs vieux ressentiments, ces kilos d'aigreurs anciennes ; il n'y avait que le plaisir d'être là, ici et maintenant, embarqués par cette danse d'une époque retrouvée qui les enlaçait l'un à l'autre.
Collée contre lui, Emily fut touchée par ce qui l'irritait naguère : cette pente naturelle qui poussait Jeremy à simplifier ce qui avait trait à la vie du cœur, au lieu de la suivre dans le dédale de ses sentiments ambivalents, dans ses labyrinthes intérieurs qu'il renâclait à fréquenter. Pour une fois, elle goûtait sa constance simple qui, ce jour-là, la rassurait, et s'offrait à elle comme un refuge dans la tourmente affective qu'elle traversait. Qu'il n'eût jamais douté d'eux l'émouvait ; et qu'il eût assez de tact pour ne pas lui faire sentir qu'il connaissait sa liaison avec Hadrien la bouleversa.
Mais ce qui acheva de les raccommoder, ce fut le coup de théâtre ourdi par Cigogne : il passa soudain à l'annulaire gauche d'Emily l' alliance qu'elle croyait avoir égarée. Où l'avait-il trouvée ? Ligotée par la règle du silence, elle se laissa faire sans pouvoir l'interroger, toute à son bonheur d'être reprise avec cette délicatesse, et cette tendresse aussi. Ce langage symbolique était nouveau pour Jeremy ; il en savourait l'efficacité qui se lisait sur les traits d'Emily.
Pour la première fois, elle aima Jeremy pour sa différence, au lieu d'en être agacée comme à l'ordinaire. Non seulement Emily aima soudain sa façon de simplifier les choses, mais elle fut également sensible à la solitude extrême de cet homme qui l'adorait, à sa difficulté à se confier ; s'avouer était pour Cigogne synonyme d'effriter sa virilité. Tout cela, qu'elle déchiffrait dans ses yeux, la touchait tout à coup, éveillait en elle une compassion teintée de désir, cette sorte d'émotion insurmontable qui accompagne l'amour véritable.
Tandis qu'ils dansaient, leur mutisme faisait naître entre eux le besoin de se parler. Jamais peut-être ils n'avaient eu une telle envie de partager les nuances de leurs sensations, ce qu'ils étaient, leurs espérances joyeuses, plutôt que d'examiner les dysfonctionnements de leur mariage. L'île du Silence avait fait son œuvre ; ils pouvaient désormais regagner le monde des parleurs, avec cette avidité de causeries qui ne les quitterait plus de sitôt.
La Vérité les ramena vers l'île des Gauchers. À bord, tous les couples jacassaient, s'en donnaient à cœur joie, à cœur bien ouvert. Mais Emily et Cigogne se gardèrent de s'appesantir sur le cas d'Hadrien Debussy. Il eut la sagesse de ne demander aucun éclaircissement ; et ils évitèrent par la suite ce sujet miné, ces éclats inutiles qui blessent l'amour-propre et finissent par liquider la tendresse. Certes, le silence n'ôtait pas pour Cigogne le désagrément du souvenir ; mais il préférait à sa souffrance le bonheur et la chance d'avoir appris sur cette île à aimer Emily dans sa différence. Ce profit valait bien le sacrifice de son orgueil. Que représentait son cocufiage au regard de ce joli progrès, si décisif ?
Lord Cigogne se sentait prêt à construire la maison d'Emily, celle qui serait comme un écho de ses contradictions, cette bâtisse sur mesure qui aiderait sa femme à vivre les demi-teintes pas claires de sa nature.
11
- Une maison peut-elle vraiment aider à aimer ?
- I'm afraid, not ! répliqua lord Tout-Nu. Mais c'est beau de le croire, n'est-ce pas ? L'île des Gauchers ne s'est-elle pas bâtie sur des espérances ? Ici, nous croyons aux vertus des chimères !
Cette réponse ambiguë laissa Cigogne perplexe. De retour à Port-Espérance, Jeremy et Emily se mirent à rêver de la maison qu'il convenait de bâtir pour qu'elle les protégeât non seulement des typhons mais aussi des pièges de la vie à deux. Maladroitement, ils dessinaient des plans susceptibles de favoriser leur bonheur, les jetaient au panier, négociaient l'ouverture d'une porte, se querellaient sur les verrous qu'il était judicieux de poser ; dix fois ils s'y reprirent sous les yeux amusés de Peter, Laura et Ernest.
Pendant leur absence, les enfants avaient découvert l'école gauchère et ses singularités. Naturellement mixte, alors que l'Angleterre de 1933 ignorait encore cette notion malsaine - surtout aux yeux d'Algernon qui avait une passion fanatique pour la promiscuité masculine -, cette école s'appliquait à faire des enfants de futurs amants, capables de jeter toute leur énergie dans les embarquements de leur vie amoureuse, sans qu'on leur imposât jamais de vérité en la matière. À Port-Espérance, personne n'avait la prétention de détenir les clefs de l'art d'aimer. Les Gauchers se regardaient plus comme des chercheurs insatisfaits que comme des trouveurs assis sur des dogmes ; ils étaient trop gourmands des différentes manières d'aimer pour s'en tenir à une seule.
L'histoire qu'on enseignait dans les écoles de l'île était celle des rapports entre les hommes et les femmes ; le reste - qui, entre nous, ne présente qu'un intérêt secondaire - n'encombrait ni les tableaux noirs ni les mémoires. Sur l'île d'Hélène, les grands hommes, fictifs ou réels, se distinguaient par leur aptitude à aimer, chacun selon sa folie. Chateaubriand tenait dans les manuels d'histoire plus de place que Napoléon, relégué au rang de figurant maladroit. Musset régnait sur son époque, jetait dans l'ombre le troupeau des politiques de son temps. Le XVIII esiècle des Héléniens était hanté par M. de Valmont, et le tapage des suffragettes anglaises pesait plus lourd dans les débuts de notre ère que l'altercation fâcheuse qui opposa la France et l'Allemagne de 1914 à 1918. Ainsi allait le cours de l'histoire dans cet archipel excentré où les écoliers n'apprenaient à écrire que pour rédiger des billets doux, et explorer les mille nuances qui brouillaient ou dopaient leurs élans. La seule véritable géographie était celle du cœur humain, et du sien propre. On y apprenait à danser, à chanter, à exercer toutes les facultés que requiert la vie sentimentale. La grande question qui accaparait les maîtres et les élèves n'était pas comment se faire aimer ? - interrogation qui semblait obnubiler le monde des droitiers -, mais comment aimer ?
Chacun à son niveau, Ernest, Laura et Peter avaient commencé à être initiés aux labyrinthes du cœur des hommes et des femmes, éveillés aux griseries des corridas amoureuses qui les attendaient. C'est ainsi que Laura lança un jour, du haut de ses quinze ans :
- Daddy, c'est simple, dessine une maison qui vous permette d'être plus libre et d'être mieux ensemble, vraiment ensemble.
Lord Cigogne regarda Laura avec effarement ; ce qu'elle venait de dire était à la fois banal et follement juste. Il n'en revenait pas d'être passé à côté d'un principe aussi fondamental de l'architecture amoureuse : davantage de vie de couple et plus de solitude ; cela répondait exactement à l'ambivalence d'Emily. Aussitôt, il attrapa une feuille de papier et conçut presque d'un jet la maison d'Emily, une maison dans laquelle la vie matérielle à deux ne prendrait jamais le pas sur leur commerce affectif ; de façon à éviter que l'un ou l'autre éprouvât la sensation d'être piégé, de s'être fait voler sa liberté.
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