– Cela te rend fier, n’est-ce pas ? questionna Julia d’une voix douce-amère.
– Quoi donc ?
– D’être parti avec rien en poche et d’avoir aussi bien réussi.
– Pas toi ? Tu n’es pas fière de ton audace ? Tu n’es pas satisfaite lorsque tu vois un enfant jouer avec une peluche née de ton imagination ? Quand tu te promènes dans un centre commercial, et que tu découvres sur la devanture d’un cinéma l’affiche d’un film dont tu as inventé l’histoire, tu n’es pas fière ?
– Je me contente d’être heureuse, c’est déjà pas mal.
La voiture bifurqua vers l’air de repos. Julia se rangea le long d’un trottoir qui bordait une grande pelouse.
Anthony ouvrit sa portière et toisa sa fille juste avant de sortir.
– Tu m’emmerdes, Julia ! dit-il en s’éloignant Elle coupa le contact et posa la tête sur le volant.
– Mais qu’est-ce que je fais ici ?
Anthony traversa une zone de jeu réservée aux enfants et entra dans la station-service. Quelques instants plus tard, il revint les bras chargés d’un sac de provisions, ouvrit la portière et déposa ses courses sur la banquette.
– Va te rafraîchir, j'ai acheté de quoi te redonner des forces. Je surveillerai la voiture en t’attendant.
Julia obéit. Elle contourna les balançoires, évita le bac à sable et entra elle aussi dans la station-service.
Quand elle en ressortit, Anthony était allongé au bas d'un toboggan, les yeux rivés au ciel.
– Ca va ? demanda-t-elle, inquiète.
– Tu crois que je suis là-haut ?
Désemparée par la question, Julia s'assit sur l'herbe, juste à côté de lui. À son tour, elle leva la tête.
– Je n'en sais rien. J'ai longtemps cherché Tomas dans ces nuages. J'étais certaine de l'avoir reconnu plusieurs fois, et pourtant, il est en vie.
– Ta mère ne croyait pas en Dieu, moi si. Alors tu penses que j’y suis ou pas, au Paradis ?
– Pardonne-moi si je ne peux pas répondre à ta question, je n’y arrive pas.
– A croire en Dieu ?
– A accepter l’idée que tu es là, à côté de moi, que je te parle alors que…
– Alors que je suis mort ! Je te l’ai dit, apprends à ne plus avoir peur des mots. C’est important les mots justes.
Par exemple, si tu m’avais balancé plus tôt, Papa tu es un salaud et un imbécile qui n’a jamais rien compris à ma vie, un égoïste qui voulait façonner mon existence à l’image de la sienne ; un père comme beaucoup d’autres, qui me faisait du mal en se racontant que c’était pour mon bien quand c’était pour le sien, peut-être t’aurais-je entendue. Peut-être n’aurions-nous pas perdu tout ce temps, que nous aurions été amis. Avoue que cela aurait été chouette que nous soyons amis.
Julia resta silencieuse.
– Tiens, par exemple, voilà des mots justes : à défaut d’avoir été un bon père, j’aurais aimé être ton ami.
– Nous devrions reprendre la route, dit Julia d’une voix fragile.
– Attendons encore un peu, je crois que mes réserves d’énergie ne sont pas à la hauteur de ce que promettait la notice ; si je continue à les dépenser de la sorte, j’ai peur que notre voyage ne dure pas aussi longtemps que prévu.
– Nous pouvons prendre tout le temps nécessaire.
Berlin n’est plus si loin, et puis, après vingt ans, nous ne sommes plus à quelques heures près.
– Dix-sept ans, Julia, pas vingt.
– Cela ne change pas grand-chose.
– Trois ans de vie ? Si, si, c’est beaucoup. Crois-moi, je sais de quoi je parle.
Père et fille restèrent ainsi allongés bras croisés derrière la tête, elle dans l’herbe, lui au bas de la piste du toboggan, tous deux immobiles à scruter le ciel.
Une heure avait passé, Julia s’était assoupie et Anthony la regardait dormir. Son sommeil semblait paisible.
Par moments, elle fronçait les sourcils, gênée par les cheveux que le vent ramenait sur son visage. D’une main hésitante, Anthony repoussa délicatement une mèche en arrière. Quand Julia rouvrit les yeux, le ciel prenait déjà la couleur ombrée du soir. Anthony n’était plus à ses côtés. Elle parcourut l’horizon à sa recherche et reconnut sa silhouette, assis à l’avant de la voiture. Elle remit ses chaussures, sans se souvenir pourtant de les avoir ôtées et courut vers le parking.
– J’ai dormi longtemps ? demanda-t-elle en redémarrant.
– Deux heures, peut-être plus. Je n’ai pas fait attention.
– Et toi que faisais-tu ?
– J’attendais.
La voiture quitta l’aire de repos et reprit l’autoroute.
Postdam n’était plus qu’à quatre-vingt kilomètres.
– Nous arriverons à la nuit tombée, dit Julia. Je n’ai pas la moindre idée pour retrouver la trace de Tomas. Je ne sais même pas s’il vit toujours là-bas. Après-tout, c’est vrai, tu m’as entraînée sur un coup de tête, qui nous dit qu’il habite toujours Berlin ?
– Oui, en effet, c’est une possibilité, entre la hausse des prix de l’immobilier, sa femme, ses triplés et sa belle famille qui a emménagé avec eux, ils se sont peut-être installés dans un chalet cossu à la campagne.
Julia regarda rageusement son père, qui à nouveau lui fit signe de ce concentré sur la route.
– C’est fascinant comme la peur peut inhiber l’esprit reprit ce dernier.
– Qu’est-ce que tu insinue par là ?
– Rien une idée comme une autre. A propos, je ne je ne voudrais pas me mêler de ce qui ne me concerne pas, mais il serait temps que tu donnes de tes nouvelles à Adam. Fais-le au moins pour moi, je n’en peux plus d’entendre Gloria Gaynor, elle n’a pas cessé de beugler dans ton sac pendant que tu dormais.
Et Anthony entonna une parodie endiablée de « I Will Survive ». Julia fit de son mieux pour garder son sérieux, mais plus Anthony chantait fort et plus elle se déridait. En entrant dans la banlieue de Berlin, tous deux riaient.
Anthony guida Julia, jusqu’au Brandenburger Hof Hotel. Dès leur arrivée, un chasseur les accueillit, saluant M. Walsh qui descendait de la voiture. « Bonsoir, monsieur Walsh », dit à son tour le portier en faisant pivoter la porte à tambour. Anthony traversa le hall et se rendit à la réception où le concierge le salua par son nom. Bien qu’ils n’aient pas réservé et qu’en cette saison l'établissement affichât complet, il assura que deux chambres de la meilleure catégorie seraient mises à leur disposition. À son grand regret, elles ne pourraient pas se trouver au même étage. Anthony le remercia, ajoutant que cela n'avait aucune importance.
En remettant les clés aux bagagistes, le concierge demanda à Anthony s'il souhaitait qu'il leur garde une table au restaurant gastronomique de l'établissement.
– Tu veux que nous dînions ici ? demanda Anthony en se retournant vers Julia.
– Tu es actionnaire de cet hôtel ? questionna Julia.
– Sinon, répondit Anthony je connais un restaurant asiatique formidable à deux minutes d'ici. Tu aimes toujours autant la cuisine chinoise ?
Et comme Julia ne répondait pas, Anthony pria le concierge de leur réserver deux couverts en terrasse, au China Garden.
Après s'être rafraîchie, Julia rejoignit son père et ils s'en allèrent à pied.
– Tu es contrariée ?
– C'est fou comme tout a changé, répondit Julia.
– Tu as une Adam au téléphone ?
– Oui, je l'ai appelé de ma chambre.
– Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
– Que je lui manquais, qu’il ne comprenait pas pourquoi j'étais partie comme cela, ni après quoi je courrais ainsi, qu'il était venu me chercher à Montréal, mais que nous nous étions ratés d'une.
– Tu imagines sa tête s'il nous avait trouvés ensemble !
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