– Mercredi.
– Trois jours, tu te rends compte, sacré bruit de tic-tac quand la trotteuse se promène dans votre tête. Sais-tu comment je suis...
– Un arrêt cardiaque à un feu rouge.
– Encore heureux qu'il n'est pas été au vert, en plus je me serais fait écraser.
– Il était au vert !
– Ah merde !
– Cela n'a pas causé d'accidents, si cela peut te réconforter.
– Pour être franc avec toi, ça ne me réconforte pas du tout. J'ai souffert ?
– Non, on m'a assuré que cela avait été instantané.
–Oui, enfin c'est ce qu'ils disent toujours aux familles pour les rassurer. Oh et puis qu'est-ce que cela peut faire après tout. C'est du passé. Qui se souvient de la fa-
çon dont les gens sont morts ? Ce serait déjà pas mal si l'on se souvenait de la façon dont ils ont vécu.
– On change de sujet ? supplia Julia.
– Comme tu voudras, je trouvais cela plutôt marrant de pouvoir parler avec quelqu'un de ma propre disparition.
– Le quelqu'un en question est ta fille et tu n'avais pas franchement l'air de rigoler.
– Ne commencent à avoir raison, s'il te plaît.
Une heure plus tard, la voiture entrait en territoire hollandais, l'Allemagne n'était plus qu'à soixante-dix kilomètres.
– C'est épatant leur truc, reprit Anthony, plus de frontières, se croirait presque libre. Si tu étais heureuse à Paris, pourquoi es-tu partie ?
– Sur un coup de tête, au milieu de la nuit ; je pensais que ce serait l'affaire de quelques jours. Au début, c'était juste une virée entre copains.
– Tu les connaissais depuis longtemps ?
– Dix minutes.
– Évidemment ! Et que faisaient ses amis de toujours dans la vie ?
– Étudiants, comme moi, enfin eux, à la Sorbonne.
– Je vois, et pourquoi l'Allemagne ? L'Espagne ou l'Italie auraient été plus gaie non ?
– Une envie de révolution. Antoine et Mathias avaient pressenti la chute du mur. Peut-être pas de façon aussi certaine que cela, mais quelque chose d'important se passait là-bas et nous avons voulu aller voir sur place.
– Qu'est-ce que j'ai bien pu rater dans ton éducation, pour que tu aies des envies de révolution ? dit Anthony en tapant sur ses genoux.
– Ne t'en veux pas, c'est probablement la chose que tu aies vraiment réussi.
– C'est un point de vue ! Marmonna Anthony et à nouveau il se retourna vers la vitre.
– Pourquoi me poses-tu toutes ces questions, maintenant ?
– Parce que toi, tu ne m'en poses aucune. J'aimais Paris car c'est là que j'ai embrassé ta mère pour la première fois. Et je peux te dire que ça n'a pas été facile.
– Je ne suis pas sûr de vouloir connaître tous les détails.
– Si tu savais comme elle était jolie. Nous avions vingt-cinq ans.
– Comment as-tu fait pour aller à Paris, je croyais que tu étais fauché quand tu étais jeune ?
– Je faisais mon service militaire sur une base en Europe en 1959.
– Où ça ?
– À Berlin ! Et je n'en garde pas un très heureux souvenir !
Un nouveau visage d'Anthony se détourna vers le paysage qui défilait.
– Ça n'est pas la peine de me regarder dans le reflet de la vitre, tu sais, je suis juste à côté de toi, dit Julia.
– Alors toi, remets ce rétroviseur en place, comme ça tu pourras voir les voitures qui te suivent avant de doubler le prochain camion !
– Tu as rencontré maman là-bas ?
– Non, nous nous sommes connus en France. Quand j'ai été libéré de mes obligations, j'ai pris un train pour Paris. Je rêvais de voir la tour Eiffel avant de rentrer au pays.
– Et tu l’as aimée tout de suite.
– Pas mal, mais plus petite que nous gratte-ciel.
– Je te parlais de maman.
– Elle dansait dans un grand cabaret. Le parfait cliché du G.I. américain en mal de ses origines irlandaises et de la danseuse débarquée du même pays.
– Maman était danseuse ?
– Bluebell Girl ! La troupe était en représentation exceptionnelle au Lido sur les Champs-Élysées. C'était un copain qui nous avait eu les places. La mère menait la revue. Tu l'aurais vu sur scène quand elle faisait des cla-quettes, je peux t'assurer qu'elle n'avait rien à envier à Ginger Rogers.
– Pourquoi n'en a-t-elle jamais parlé ?
– Nous ne sommes pas très loquaces dans la famille, tu auras au moins hérité de ce trait de caractère.
– Comment l’as-tu séduites ?
– Je croyais que tu ne voulais pas connaître les détails ? Si tu ralentis un peu, je te raconte.
– Je ne roule pas vite ! répondit Julia en regardant les aiguilles du compteur qui flirtait avec les 140 km à l'heure.
– Question de perspective ! J'ai l'habitude de nos autoroutes où l'on peut prendre le temps de voir défiler le paysage. Si tu continues à rouler ainsi, il te faudra une clé anglaise pour desserrer mes doigts de la poignée de la porte.
Julia leva le pied de l'accélérateur et Anthony inspira profondément.
– J'étais assis à une table collée à la scène. La revue se produisait dix soirs de suite ; je n'en ai pas manqué un seul, y compris le dimanche, où le spectacle se jouait aussi en après-midi. Je m'étais débrouillé, en gratifiant une ouvreuse d'un généreux pourboire, pour être installé à la même place.
Julia éteignit la radio.
– Pour la dernière fois, redresse ce rétroviseur et regarde la route ! ordonna Anthony.
Julia s'exécuta sans discuter.
– Au sixième jour, ta mère avait fini par repérer mon manège. Elle m'a juré qu'elle s'en était rendue compte dès le quatrième, mais je suis certain que c'était bien le sixième. En tout cas, j'ai constaté qu'elle m'avait regardé plusieurs fois au cours de la représentation. Sans me vanter, elle en avait même failli rater un pas. Là aussi, elle m'a toujours juré que cet incident n'avait rien à voir avec ma présence. Ce refus de le reconnaître, c'était une coquetterie de la part de ta mère. J'ai alors fait livrer des fleurs dans sa loge, pour qu'elle les trouve, le spectacle achevé ; chaque soir un même bouquet de petites roses anciennes, et jamais de carte de visite.
– Pourquoi ?
– Si tu ne m'interromps-toi, tu vas comprendre. À la dernière représentation, je suis allé l'attendre à la sortie des artistes. Une rose blanche à la boutonnière.
– Je ne peux pas croire que tu aies fait une chose pareille ! lança Julia en pouffant de rire.
Anthony se retourna vers la vitre et ne dit plus un mot.
– Et après ? Insista Julia.
– Fin de l'histoire !
–Comment ça, fin de l'histoire ?
– Tu te moques alors j'arrête !
– Mais je ne me moquais pas du tout !
– C'était quoi se ricanement idiot ?
– Le contraire de ce que tu penses, c'est juste que je ne t’avais jamais imaginé en jeune homme éperdument romantique.
– Arrête-toi à la prochaine station-service, je finirai la route à pied ! s'exclama Anthony en croisant les bras, l'air renfrognés.
– Tu continues à me raconter, ou j'accélère !
– Ta mère avait l'habitude que des admirateurs l'at-tendent au bout de ce corridor, un type de la sécurité es-cortait les danseuses jusqu'à l'autocar qui les raccompagnait à leur hôtel. J'étais dans le passage, il m'a dit de me pousser, sur un ton un peu trop autoritaire à mon goût.
J'ai sorti les poings.
Julia éclata d'un rire incontrôlable.
– Parfait ! dit Anthony furieux, puisque c'est comme ça, tu n'auras pas un mot de plus.
– Je t'en supplie, papa, dit-elle hilare. Je suis désolée, mais c'est irrésistible.
Anthony tourna la tête et la fixa attentivement.
– Cette fois je n'ai pas rêvé, tu m'as bien appelé papa ?
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