– Je ne sais pas précisément ce que fait mon secrétaire particulier. Depuis ma mort, je n'ai pas eu l'occasion de lui demander son emploi du temps. Mais si tu veux lui éviter un infarctus, il serait judicieux qu'il ne soit pas à la maison quand nous rentrerons. Et quitte à ce que tu lui parles, cela m'arrangerait que tu lui donnes une bonne raison de partir au bout du monde jusqu'à la fin de la semaine.
Pour toute réponse, Julien se contenta de composer le numéro de au Wallace. Une annonce expliquait qu'en raison de la disparition de son employeur, il prenait congé pour un mois. Il était impossible de lui laisser un message. En cas d'urgence concernant les affaires de M.
Walsh, on était prié de joindre directement son notaire.
– qu'il peut être tranquille, la voie est libre ! Dit Julien en rangeant son portable dans sa poche.
Une demi-heure plus tard, la voiture se garait le long d'un trottoir, devant l'hôtel particulier d'Anthony Walsh.
Julia contempla la façade et son regard se dirigea aussitôt vers une fenêtre au deuxième étage. C'est là par une fin d'après-midi, en rentrant de l'école, elle avait vu sa mère se pencher dangereusement au balcon. Qu'aurait-elle fait si elle n'avait pas crié son nom ? Sa mère, en la voyant, lui avait adressé un petit signe de la main, comme si ce geste allait effacer toute trace de ce qu'elle s'apprêtait à faire.
Anthony ouvrit sa mallette et tendit un trousseau de clés.
– Ils t’ont aussi confié tes clés ?
– Disons que nous avions prévu l'hypothèse où tu ne veuilles ni me garder chez toi, ni m'éteindre prématurément... Tu ouvres ? Ce n'est pas la peine non plus d'atten-dre qu'un voisin me reconnaisse !
– Par ce que tu connais tes voisins maintenant ? Ça aussi, c'est nouveau !
– Julia !
–C'est bon, soupira-t-elle en faisant tourner la poignée de la lourde porte en fer forgé.
La lumière entra avec elle. Tout était intact, tel qu'ordonné dans ses souvenirs les plus anciens ; les car-reaux noirs et blancs du hall qui formait un gigantesque damier. À droite, la volée de marche en bois sombre qui grimpait à l'étage, dessinant une courbe gracieuse. La balustrade en loupe, ciselée par le couteau d'un ébéniste de renom, que son père se plaisait à citer quand il faisait visiter les parties communes de sa demeure à ses invités.
Au fond, la porte qui ouvrait sur l’office et la cuisine, plus vaste à eux seuls que tous les lieux où Julia avait vécu depuis son départ. À gauche, le bureau où son père remplissait ses livres de comptes personnels, les rares soirs où il était là. Partout ces signes de richesse qui avait éloigné Anthony Walsh du temps où il servait le café dans une tour de Montréal. Sur le grand mur, un portrait d'elle enfant. Restait-il aujourd'hui dans ses yeux quelques étincelles de ce regard qu'un peintre avait saisi quand elle avait cinq ans ? Julia releva la tête pour contempler le plafond à caissons. S'il il y avait eu par-ci parlà quelques toiles d'araignée, pour pendre aux angles des boiseries, le décor aurait été fantomatique mais la maison d'Anthony Walsh était toujours impeccablement entretenue.
– Tu sais de quel côté es ta chambre ? Demanda Anthony en entrant dans son bureau. Je te laisse y aller, je suis sûr que tu te souviens encore du chemin. Si tu as faim, il y a probablement de quoi te nourrir dans les placards de la cuisine, des pâtes, où quelques conservent. Je ne suis pas mort depuis si longtemps que cela.
Et il regarda Julia gravir les marches, deux par deux, en laissant sa main glisser sur la rambarde, exactement comme elle le faisait quand elle était enfant ; et en arrivant sur le palier, comme quand elle était enfant, elle se retourna pour savoir si quelqu'un la suivait.
– Quoi ? dit-elle en le regardant du haut de l'escalier.
– Rien, répondit Anthony en souriant.
Et il rentra dans son bureau.
Le couloir s'étendait devant elle. La première porte était celle de la chambre de sa mère. Julia posa sa main sur la poignée, la béquille descendit lentement et remonta tout aussi doucement quand elle renonça à pénétrer dans la pièce. Elle avança jusqu'au fond du corridor sans faire d'autres détours.
*
Une étrange lumière opaline rayonnait dans la chambre. Les voilages tirés sur les fenêtres flottaient sur le tapis aux couleurs intactes. Elle avança vers le lit, s'assit sur le rebord et plongea son visage dans l'oreiller, res-pirant à plein nez le parfum de la taie. Surgirent les souvenirs de ces nuits passées sous les draps à lire en cachette avec une lampe de poche ; des soirs où des personnages inventés s'animaient dans les rideaux, quand la fenêtre était ouverte. Autant d'ombres complices qui venaient ainsi peupler ses moments d'insomnie. Elle étendit ses jambes et regarda tout autour d'elle. Le lustre, pareille à un mobile mais trop lourd pour que ses ailes noires virevoltent lorsqu'elle montait sur une chaise et soufflait dessus. Près de l'armoire, le coffre en bois où elle entas-sait ses cahiers, quelques photos, des cartes de pays aux noms magiques, achetées chez le papetier ou échangées contre des territoires qu'elle possédait en double ; à quoi servirait-il d'aller deux fois au même endroit qu'on il y en avait tant à découvrir ?
Son regard se dirigea vers l'étagère sur laquelle était rangés ses livres scolaires, bien droit, pressés par deux 169
vieux jouets, un chien rouge et un chat bleu qui s'igno-raient depuis toujours. La couverture grenat d'un manuel d'histoire, oublié dès la fin du collège, la rappela à sa table de travail. Julia quitta le lit et s'approcha du bureau.
Ce plateau de bois griffé à la pointe du compas, elle y avait passé tant d’heures à musarder, rédigeant cons-ciencieusement sur ses cahiers une invariable litanie, dès que Wallace frappait à sa porte pour surveiller si ses devoirs avançaient.
Des pages entières de « je m’ennuie, je m’ennuie, je m’ennuie ». La poignée en porcelaine du tiroir avait la forme d’une étoile.
Il suffisait de tirer un peu dessus pour qu’il glisse sans effort. Elle l’entrouvrit. Un feutre rouge roula vers le fond. Julia plongea aussitôt la main. L'ouverture n'était pas grande, et l'insolent réussi à s'échapper. Julia se prise au jeu, sa main continua d'explorer le tiroir à tâtons.
Son pouce reconnaissait ici l’équerre à dessin, son petit doigt un collier gagné à la kermesse, bien trop mo-che pour être porté. L'annulaire hésitait encore. Était-ce la grenouille taille-crayon ou la tortue des rouleaux dé rou-leuse de ruban adhésif ? Son majeur effleura une surface en papier. Au coin, en haut à droite, un infime relief trahissait la dentelure d'un timbre.
Les années avaient légèrement décollées la bordure.
Sur l'enveloppe qu'elle caressait à l'abri de l'obscurité du tiroir, elle suivit les lignes que l'encre d'une plume avait formées.
Tâchant de ne jamais perdre le fil du trait, comme dans ce jeu où l'on doit deviner des mots tracés du bout des doigts sur la peau de quelqu'un que l'on aime, Julie a reconnu l'écriture de Tomas.
Elle attrapa l'enveloppe, la décacheta et en sortit une lettre.
Septembre 1991,
Julia,
J’ai survécu à la folie des hommes. Je suis le seul rescapé d'une triste aventure. Comme je te l'écrivais dans ma dernière lettre, nous étions enfin partis à la recherche de Massoud. J'ai oublié dans le bruit de l'explosion qui résonne encore en moi pourquoi je voulais-tant le rencontrer. J'ai oublié la ferveur qui m’animait pour filmer sa vérité. Je n'ai vu que la haine qui me frôlait et celle qui avait emporté mes compagnons de voyage. Les villa-geois m'ont ramassé dans des décombres, à vingt mètres de l'endroit où j'aurais dû périr. Pourquoi le souffle s'est-il contenté de me projeter en l'air, quand il a déchiqueté les autres ? Je ne le serai jamais. Parce qu'il ne croyait mort, ils m'ont déposé dans une carriole. Si un petit gar-
Читать дальше