– Je peux entrer ? dit-il en s’asseyant face à elle.
– Fais comme chez toi !
– Je le fais venir de France, il est à la lavande, tu aimes toujours autant ce miel ?
– Comme tu vois, il y a des choses qui ne changent pas.
– Qu’est-ce qu’il te disait dans cette lettre ?
– Je crois que cela ne te regarde pas.
– As-tu pris une décision ?
– De quoi parles-tu ?
– Tu le sais très bien. comptes tu lui répondre ?
– Vingt ans après, c'est un peu tard, non ?
– C'est à toi ou à moi, que tu poses cette question ?
– Aujourd'hui, Tomas doit sûrement être marié, avoir des enfants. Quels droits aurais-je de resurgir dans sa vie ?
– Garçon, fille, ou des jumeaux peut-être ?
– Quoi ?
– Je te demande si tes dons de voyante que permet-tent de savoir également à quoi ressemble sa charmante petite famille. Alors, garçon ou fille ?
– Mais qu'est-ce que tu racontes ?
– Ce matin tu le croyais mort, tu vas peut-être un peu vite en conjectures pour décider de ce qu'il a fait de sa vie.
– Vingt ans, bon sang, nous ne parlons pas de six mois !
– Dix-sept ! Largement le temps de divorcer plusieurs fois, à moins qu'il n’ai viré de bord comme ton ami antiquaire. Comment s'appelle-t-il déjà, Stanley ? C'est cela, Stanley !
– Et tu as le toupet de faire de l'humour !
– Ah l'humour, quelle merveilleuse façon de désa-morcer le réel quand il vous tombe dessus, je ne sais plus qui à dit ça, mais c'est si vrai. Je te repose ma question, as-tu pris une décision ?
– Il y en a aucune à prendre, il est beaucoup trop tard maintenant. Combien de fois vais-je te le dire, tu devrais t’en réjouir, non ?
– Trop tard n’existe que lorsque les choses sont devenues définitives. Il est trop tard pour dire à ta mère tout ce que j’aurais voulu qu’elle sache avant de ma quitter et j’aurais tant aimé qu’elle m’écrive avant de perdre la raison. En ce qui nous concerne, toi et moi, trop tard ce sera samedi, quand je m’éteindrai comme un vulgaire jouet aux piles usées. Mais si Tomas est encore en vie, alors désolé de te contredire, non il n’est pas trop tard. Et si tu te souviens un tant soit peu de ta réaction quand tu as vu ce dessin hier, de ce qui nous a ramenés ici ce matin, alors ne va pas t’abriter derrière le prétexte qu’il est trop tard. Trouve-toi une autre excuse.
– Qu’est-ce que tu cherches exactement ?
– Moi rien. Toi en revanche, peut-être ton Tomas, à moins que… ?
– A moins que quoi ?
– Non rien, pardonne-moi, je parle, je parle, mais c’est toi qui a raison.
– C’est bien la première fois que je t’entends me dire que j’ai raison sur quelque chose, je serais curieuse de savoir de quoi il s’agit.
– Non, c’est inutile, je t’assure. Il est tellement plus facile de continuer à se lamenter, à pleurnicher sur ce qui aurait pu être. J’entends déjà tous les bla-bla usuels, « le destin en a voulu autrement, c’est ainsi » et je t’épargne les « tout est de la faute de mon père, il aura vraiment gâché ma vie ». Après tout, vivre dans le drame, c’est une façon d’exister comme une autre.
– Tu m’as fait peur ! J’ai cru une minute que tu me prenais au sérieux.
– Vu la façon dont tu te comportes, le risque était infime !
– Et quand bien même je crèverais d’envie d’écrire à Tomas, quand bien même je réussirais à retrouver une quelconque adresse, où lui poster ma lettre dix-sept ans après, je ne ferais pas ça à Adam, ce serait ignoble. Tu ne crois pas qu’il a eu son compte de mensonges pour la semaine ?
– Absolument ! répondit Anthony d’un air plus qu’ironique.
– Qu’est-ce qu’il y a encore ?
– Tu as raison. Mentir par omission c'est beaucoup mieux, bien plus honnête ! Et puis cela vous donnera l'occasion de partager quelque chose. Il ne sera plus le seul à qui tu auras menti.
– Et je peux savoir à qui tu penses ?
À toi ! Chaque soir où tu te coucheras à ses côtés en ayant ne serait-ce qu'une toute petite pensée pour ton ami de l'Est, hop, un petit mensonge ; un minuscule instant de regrets, hop, un autre petit mensonge ; chaque fois que tu te poseras la question de savoir si finalement tu aurais dû retourner à Berlin pour en avoir le cœur net, hop, un troisième petit mensonge. Attends, laisse-moi calculer, j'ai toujours été doué en mathématiques ; disons trois petites pensées par semaine, deux souvenirs fulgu-rants et trois comparaisons entre Tomas et Adam, ça nous fait trois plus deux plus trois, qui nous font huit multiplié par cinquante-deux semaines, multipliées par trente années de vie commune, je sais, je suis optimiste, mais soit... Cela fait douze mille quatre cent quatre-vingts mensonges. Pas mal pour une vie de couple !
–Tu es content de toi ? demanda Julia en applaudis-sant cyniquement.
– Crois que vivre avec quelqu'un, sans être certains de ses propres sentiments, ce n'est pas un mensonge, une trahison ? As-tu la moindre idée de la tournure que prend la vie comme l'autre vous côtoie comme si l'on était devenu étranger ?
– Parce que toi tu le sais ?
–Ta mère m'appelait monsieur pendant les trois dernières années de son existence et, quand j'entrais dans sa chambre, elle m’indiquait où se trouvait W.C. en pensant que j'étais le plombier. Tu veux me prêter tes crayons pour que je te fasse un dessin ?
– Maman t’appelait vraiment monsieur ?
– Les bons jours oui, les mauvais, elle appelait la police parce qu'un inconnu était entré dans sa maison.
– Tu aurais vraiment voulu qu'elle t’écrive avant de... ?
– N’aie pas peur des mots justes. Avant de perdre la raison ? Avant de sombrer dans la folie ? La réponse est oui, mais nous ne sommes pas là pour parler de ta mère.
Anthony regarda longuement sa fille.
– Alors, il est bon ce miel ?
– Oui, dit-elle en croquant dans sa biscotte.
– Un peu plus ferme que d'habitude, n'est-ce pas ?
– Oui, un peu plus dur.
– Les abeilles sont devenues paresseuses quand tu as quitté cette maison.
– C'est une possibilité, dit-elle en souriant. Tu veux qu'on parle abeilles ?
– Pourquoi pas ?
– Elle t'a beaucoup manqué ?
– Évidemment, quelle question !
– C'était maman, la femme pour laquelle tu as sauté à pieds joints dans le caniveau ?
Anthony fouilla la poche intérieure de son veston pour en extraire une pochette il la fit glisser sur la table jusqu'à Julia.
– Qu'est-ce que c'est ?
– Deux billets pour Berlin, avec escale à Paris, il n’y a toujours pas de vol direct. Nous décollons à dix-sept heures, tu peux partir seule, ne pas y aller tu tout, ou je peux t'accompagner, c'est à toi de décider ; ça aussi c'est nouveau, n'est-ce pas ?
– Pourquoi fais-tu ça ?
– Qu’as-tu fait de ton bout de papier ?
– Quel papier ?
– Ce mot de Tomas que tu conservais toujours sur toi, et qui apparaissait comme par magie quand tu vidais t'es poche ; ce petit morceau de feuilles froissées qui chaque fois m'accusait du mal que je t'avais fait.
– Je l'ai perdu.
– Qu'est ce qu'il y avait écrit dessus ? Oh, et puis ne me répond pas, l'amour est d'une banalité affligeante. Tu l’as vraiment égaré ?
– Puisque je te le dis !
– Je ne te crois pas, ce genre de chose ne disparaisse jamais tout à fait. Elles ressortent un jours, du fond du cœur. Allez, file préparer ton sac.
Anthony se leva et quitta la pièce. Sur le pas de la porte, il se retourna.
– Dépêche-toi ; tu n'auras pas besoin de repasser chez toi ; s’il te manque des affaires nous en achèterons sur place. Nous n'avons plus beaucoup de temps, le je t'attends dehors, j'ai déjà commandé la voiture. J'ai comme une étrange sensation de déjà-vu en te disant cela, je me trompe ?
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