– Et qui avait adressé cette enveloppe à votre rédactrice en chef ?
– Elle m'a dit que l'envoi était anonyme, mais les informations qu'il contenait suffisamment étayées pour que nous les prenions au sérieux. Et jusque-là, tout semble le confirmer. Olivia a des défauts et un caractère difficile à cerner, mais c'est une vraie professionnelle.
– Vous avez l'air bien proches tous les deux.
– Pas plus que ça.
– Moi, je n'appellerais pas mon patron par son prénom.
– Moi si, privilège de l'âge !
– Elle est plus jeune que vous ?
– De quelques années.
– Une femme, plus jeune que vous et qui est votre patronne, votre ego a dû en prendre un coup, dit Marisa en riant.
– Vous voulez bien me conduire aux archives dont votre tante nous a parlé ?
– Si je dois jouer au chauffeur de maître pendant votre séjour, il va falloir penser à me dédommager, monsieur Stilman.
– Et vous me parliez de mon ego ?
Marisa fut contrainte de s'arrêter dans une station-service. Le pot d'échappement de sa Coccinelle traînait dans son sillage une gerbe d'étincelles ; le moteur pétaradait et le bruit devenait assourdissant.
Pendant qu'un mécanicien s'efforçait d'effectuer une réparation de fortune – Marisa n'avait pas les moyens de s'offrir un pot d'échappement neuf – Andrew s'éloigna et appela son bureau.
Olivia était en réunion, mais son assistante insista pour qu'il patiente un instant.
– Quelles sont les nouvelles ? demanda-t-elle essoufflée.
– Pire que la dernière fois.
– Qu'est-ce que ça veut dire ?
– Rien, répondit Andrew furieux de la bourde qu'il venait de faire.
– Je suis sorti de salle de conférences pour vous...
– J'ai besoin d'une rallonge.
– Je vous écoute, dit Olivia en attrapant un stylo sur son bureau.
– Deux mille dollars.
– Vous plaisantez ?
– Il faut graisser les gonds si nous voulons que les portes s'ouvrent.
– Je vous en accorde la moitié et pas un dollar de plus jusqu'à votre retour.
– Je m'en contenterai, répondit Andrew qui n'en espérait pas tant.
– Vous n'avez rien d'autre à me dire ?
– Demain, je partirai pour Córdoba, j'ai toutes les raisons de croire que notre homme se cache par là-bas.
– Vous avez la preuve que c'est bien lui ?
– J'ai bon espoir d'être sur une piste sérieuse.
– Rappelez-moi dès que vous aurez du nouveau, y compris chez moi, vous avez mon numéro ?
– Quelque part dans mon carnet, oui.
Olivia raccrocha.
Andrew eut plus que jamais envie d'entendre la voix de Valérie, mais il se refusa à la déranger à son cabinet. Il lui téléphonerait dans la soirée.
La voiture était prête à repartir, assura le mécano, sa réparation lui permettrait de parcourir un bon millier de kilomètres. Il avait rebouché les trous et fixé le silencieux avec de nouvelles attaches. Alors que Marisa fouillait ses poches pour le payer, Andrew lui tendit 50 dollars. Le mécanicien le remercia plutôt deux fois qu'une et lui ouvrit même la portière.
– Vous n'aviez pas besoin de faire ça, dit Marisa en s'asseyant derrière son volant.
– Disons que c'est ma contribution au voyage.
– La moitié de cette somme aurait suffi à le payer, vous vous êtes fait avoir.
– Vous voyez combien j'ai besoin de vos services, répondit Andrew, le sourire aux lèvres.
– De quel voyage parlez-vous ?
– Córdoba.
– Vous êtes encore plus têtu que moi. Avant de vous aventurer dans une telle folie, j'ai une adresse pour vous. Bien plus proche que Córdoba.
– Où allons-nous ?
– Moi, je rentre me changer, je travaille ce soir. Vous, vous prenez un taxi, répondit Marisa en tendant un papier à Andrew. C'est un bar que fréquentent les anciens Montoneros. En arrivant là-bas, faites preuve d'humilité.
– Qu'est-ce que vous voulez dire par là ?
– Au fond de la salle, vous verrez trois hommes attablés en train de jouer aux cartes. Leur quatrième comparse n'est jamais revenu de son séjour à l'ESMA. Et, chaque soir, ils rejouent la même partie, comme un rituel. Demandez-leur poliment si vous pouvez prendre place sur la chaise vide, proposez de leur offrir à boire, une seule tournée, et débrouillez vous pour perdre un peu, par courtoisie. Si vous êtes trop chanceux ils vous chasseront, et si vous jouez trop mal, ils feront de même.
– À quel jeu jouent-ils ?
– Au poker, avec nombre de variantes qu'ils vous expliqueront. Quand vous aurez gagné leur sympathie, adressez-vous à celui qui est chauve et qui porte une barbe. Il s'appelle Alberto, c'est un des rares rescapés des centres de détention. Il est passé entre les mains de Febres. Comme beaucoup de survivants, il est rongé par la culpabilité et parler de ce qui s'est passé lui est très pénible.
– Quelle culpabilité ?
– D'être en vie quand la plupart de ses copains sont morts.
– Comment le connaissez-vous ?
– C'est mon oncle.
– Le mari de Louisa ?
– Son ex-mari, ils ne se parlent plus depuis longtemps.
– Pourquoi ?
– Cela ne vous regarde pas.
– Plus j'en saurai et moins je risque de commettre un impair, argua Andrew.
– Elle a consacré sa vie à traquer les anciens criminels, lui a choisi de tout oublier. Je respecte leurs choix.
– Pourquoi me parlerait-il alors ?
– Parce que le même sang coule dans nos veines et nous avons tous les deux le sens de la contradiction.
– Où sont vos parents, Marisa ?
– Ce n'est pas la bonne question, monsieur Stilman. Celle que je me pose tous les jours est qui sont mes vrais parents, ceux qui m'ont élevée ou ceux que je n'ai jamais connus ?
Marisa se rangea le long du trottoir. Elle se pencha pour ouvrir la portière d'Andrew.
– Vous trouverez un taxi à la station juste devant. Si vous ne rentrez pas trop tard, passez me voir au bar. Je finis mon service vers une heure du matin.
*
Le bar était conforme à la description que Marisa en avait faite. Il avait traversé les âges sans que la décoration en soit affectée. Les couches successives de peinture avaient fini par orner les murs d'une composition des plus baroques. Le mobilier se résumait à quelques chaises et tables en bois. Une photo de Rodolfo Walsh, journaliste et dirigeant légendaire des Montoneros, assassiné par la junte, était accrochée au fond de la salle. Alberto était assis juste en dessous. Le crâne chauve et le visage mangé par une épaisse barbe blanche. Lorsque Andrew s'approcha de la table où il jouait en compagnie de ses amis, Alberto leva la tête, l'observa un instant avant de reprendre sa partie, sans un mot.
Andrew suivit à la lettre les consignes de Marisa. Et, quelques instants plus tard, le joueur à la droite d'Alberto l'autorisa à se joindre à eux. Jorge, qui se trouvait à sa gauche, distribua les cartes et misa 2 pesos, l'équivalent de 50 centimes.
Andrew suivit la mise et consulta son jeu. Jorge lui avait servi un brelan, Andrew aurait dû surenchérir, mais, se souvenant des conseils de Marisa, il jeta ses cartes à l'envers. Alberto sourit.
Nouvelle donne. Cette fois, Andrew avait entre les mains une quinte royale. Il se coucha encore et laissa Alberto empocher la mise qui s'élevait à 4 pesos. Les trois tours suivants se déroulèrent de la même façon et, soudain, Alberto jeta ses cartes avant la fin du tour en regardant Andrew droit dans les yeux.
– C'est bon, dit-il, je sais qui tu es, pourquoi tu es là, et ce que tu attends de moi. Tu peux arrêter de perdre ton argent en passant pour un imbécile.
Les deux autres compères rirent de bon cœur et Alberto rendit ses pesos à Andrew.
– Tu n'as pas remarqué qu'on trichait ? Tu croyais avoir autant de chance que cela ?
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