Andrew remarqua que plus le temps passait, plus il avait l'impression que les événements s'éloignaient de l'ordre dans lequel ils s'étaient déroulés précédemment.
Il reconnut la vieille Coccinelle dont les bas de caisses étaient si corrodés qu'il s'était demandé à chaque soubresaut si son fauteuil ne finirait pas par traverser le plancher.
– J'ai cru que vous étiez partie pour de bon en vacances avec l'argent que je vous ai envoyé, vous m'aviez promis de me donner des nouvelles.
– Les choses ont été plus compliquées que prévu, Antonio est à l'hôpital.
– Qu'est-ce qui lui est arrivé ? demanda Andrew.
– Nous avons eu un accident de voiture sur le chemin du retour.
– Grave ?
– Assez pour que mon petit ami se retrouve avec un bras dans le plâtre, six côtes fêlées et un traumatisme crânien. Il s'en est fallu de peu pour que nous y restions tous les deux.
– Il était en tort ?
– Si l'on considère qu'il n'a pas freiné au carrefour alors que le feu était rouge, oui, mais comme les freins ne répondaient plus, je suppose que sa responsabilité n'est pas engagée...
– Et sa voiture était aussi bien entretenue que la vôtre ? demanda Andrew qui n'arrivait pas à décoincer la ceinture de sécurité de son enrouleur.
– Antonio est maniaque avec son automobile, par moments je me demande s'il ne l'aime pas plus que moi. Il n'aurait jamais pris la route sans avoir tout vérifié. On a sciemment saboté nos freins.
– Vous suspectez quelqu'un ?
– Nous avons localisé Ortiz, nous l'avons espionné et pris en photo. On a posé quelques questions sur lui, probablement trop, ses amis ne sont pas des enfants de chœur.
– Ça n'arrange pas mes affaires, il doit être sur ses gardes maintenant.
– Antonio est dans un sale état et vous ne pensez qu'à votre enquête. Votre sollicitude me touche au plus haut point, monsieur Stilman.
– Je manque de tact, mais je suis désolé pour votre fiancé, il s'en sortira, rassurez-vous. Oui, je m'inquiétais pour mon article. Je ne suis pas venu ici non plus pour chanter dans une chorale. Quand a eu lieu l'accident ?
– Il y a trois jours.
– Pourquoi ne m'avez-vous pas prévenu ?
– Parce que Antonio n'a repris connaissance qu'hier soir et vous étiez la dernière de mes préoccupations.
– Vous avez gardé les photos ?
– Le boîtier a été très endommagé, la voiture a fait plusieurs tonneaux. Nous utilisions un vieil appareil pour ne pas attirer l'attention avec un modèle trop cher. La pellicule est probablement voilée, je ne sais pas ce que nous pourrons en tirer. Je l'ai déposée chez un ami photographe, nous irons la chercher ensemble demain.
– Vous irez seule, demain, je prendrai la route de Córdoba.
– Vous ne ferez sûrement pas une chose aussi stupide, monsieur Stilman. Avec tout le respect que je vous dois, si Antonio et moi qui sommes d'ici avons fini par nous faire repérer, je ne vous donne pas une demi-journée avant que les hommes d'Ortiz ne vous tombent dessus. Et puis vous n'avez pas besoin de faire tous ces kilomètres. Il vient chaque semaine à Buenos Aires visiter son plus gros client.
– Et quand aura lieu son prochain séjour ?
– Mardi prochain, s'il est fidèle à ses habitudes. C'est ce que nous avons appris là-bas en interrogeant le voisinage, et c'est probablement ce qui nous a valu l'accident.
– Je suis désolé, Marisa, je ne pensais pas vous faire courir des risques, si j'avais su..., dit-il en toute sincérité.
Andrew ne se souvenait pas de cet accident, plus rien ne se produisait comme avant. Au cours de son dernier voyage, c'était lui qui avait photographié Ortega et l'appareil lui avait été volé dans une ruelle de la banlieue de Buenos Aires, alors que trois hommes s'en étaient pris à lui.
– Vous pensez vraiment qu'un homme qui a mis tant d'énergie à changer d'identité pour éviter la prison se laissera démasquer sans réagir ? Dans quel monde vivez-vous ? reprit Marisa.
– Vous seriez surprise si je vous le décrivais, répondit Andrew.
Marisa se rangea devant l'hôtel Quintana dans le quartier bourgeois de la Recoleta.
– Allons plutôt voir votre ami, je déposerai mes affaires plus tard.
– Antonio a besoin de repos et les heures de visites sont terminées. Je vous remercie de cette attention, nous irons demain. Il est en soins intensifs à l'hôpital General de Agudos, c'est tout près d'ici. Je passerai vous chercher vers 9 heures.
– Vous ne travaillez pas au bar ce soir ?
– Non, pas ce soir.
Andrew salua Marisa, récupéra sa valise sur la banquette arrière et se dirigea vers l'entrée de l'hôtel.
Une fourgonnette blanche s'engouffra sous le porche. Assis à l'avant, un homme visa Andrew dans la mire de son objectif et le photographia en rafales. Les portières arrière s'entrouvrirent, laissant descendre un deuxième comparse qui alla s'installer tranquillement dans le hall. La camionnette redémarra et poursuivit sa filature. Son conducteur n'avait pas quitté Marisa depuis qu'Antonio et elle étaient partis de Córdoba.
Andrew sourit quand la réceptionniste lui tendit les clés de la chambre 712. C'était celle qu'il avait occupée dans sa précédente vie.
– Vous pourriez demander à la maintenance de changer les piles de la télécommande de la télévision ? demanda-t-il.
– Nos services d'entretien les vérifient chaque jour, répondit l'employée.
– Eh bien, faites-moi confiance, celui qui s'en est occupé n'a pas bien fait son boulot.
– Comment pourriez-vous le savoir alors que vous n'êtes pas encore monté dans votre chambre ?
– Je suis extralucide ! dit Andrew en écarquillant grands les yeux.
La chambre 712 était conforme au souvenir qu'il en avait gardé. La fenêtre était bloquée, la porte de la penderie grinçait sur ses gonds, un filet d'eau fuyait de la douche et le réfrigérateur du minibar ronronnait comme un chat tuberculeux.
– Services d'entretien mon œil, râla Andrew en jetant son bagage sur le lit.
Il n'avait rien mangé depuis New York, la nourriture à bord de l'avion avait l'air trop infect pour s'y risquer, et il avait une faim de loup. Il se remémora avoir dîné, lors de son précédent séjour, dans une parrilla située juste en face du cimetière de la Recoleta. Il s'amusa en refermant la porte de sa chambre, à l'idée de déguster la même grillade pour la seconde fois.
Lorsque Andrew sortit de son hôtel, l'homme qui avait pris place dans le hall abandonna son fauteuil et lui emboîta le pas. Il alla s'asseoir sur un petit banc, juste en face du restaurant.
Tandis qu'Andrew se régalait, un employé du service de maintenance de l'hôtel Quintana acceptait un généreux pourboire pour aller inspecter les affaires du client de la 712. Il exécuta sa mission avec la plus grande minutie, ouvrit le petit coffre-fort de la chambre avec son passe de service, photographia toutes les pages du carnet d'adresses d'Andrew, celles de son passeport, ainsi que de son agenda.
Une fois tout remis en place, il vérifia le fonctionnement de la télécommande de la télévision, en changea les piles et repartit. Il retrouva son généreux commanditaire devant l'entrée de service de l'hôtel et lui rendit l'appareil numérique que ce dernier lui avait confié.
*
Repu, Andrew dormit comme un loir, sans qu'aucun cauchemar vienne troubler son sommeil et il se réveilla ragaillardi aux premières heures du matin.
*
Après avoir avalé un petit déjeuner dans la salle de restaurant de son hôtel, il alla attendre Marisa sous le porche.
– Nous n'allons pas voir Antonio, dit-elle dès qu'Andrew monta à bord de sa Coccinelle.
– Son état s'est aggravé dans la nuit ?
Читать дальше