Andrew remplit de limonade le verre de Louisa. Elle le but d'un trait et le reposa sur la table.
– Il est fort possible que, pour ses services rendus, Ortiz ait bénéficié des faveurs de Febres. Entendez par là, qu'on lui ait remis l'un de ces bébés.
– Il est fort possible ou vous savez que c'est le cas ?
– Peu importe, car c'est précisément le sujet de notre pacte. Révéler la vérité à l'un de ces enfants volés demande d'infinies précautions auxquelles nous, les Mères de la place de Mai, sommes très attachées. Apprendre à l'âge adulte que vos parents ne sont pas vos parents, et de surcroît qu'ils ont collaboré de près ou de loin à la disparition de ceux qui vous ont donné la vie, n'est pas sans conséquences. C'est un processus difficile et traumatisant. Nous nous battons pour que la vérité éclate, pour rendre leur véritable identité aux victimes de la dictature, mais pas pour détruire la vie d'innocents. Je vous dirai tout ce que je sais et tout ce que je pourrai apprendre sur Ortiz, et vous, tout ce que vous pourriez apprendre sur ses enfants, c'est à moi et à moi seule que vous en parlerez. Vous devez vous engager sur l'honneur à ne rien publier à ce sujet sans mon autorisation.
– Je ne vous comprends pas Louisa, il n'y a pas de demi-vérités.
– Non, en effet, mais il y a des vérités qui doivent prendre le temps d'être révélées. Imaginez que vous soyez l'enfant « adopté » de cet Ortiz, voudriez-vous apprendre sans ménagement que vos parents légitimes sont morts assassinés, que votre vie n'a été qu'une vaste tromperie, que votre identité est un mensonge, jusqu'à votre prénom ? Voudriez-vous découvrir tout cela en ouvrant le journal ? Avez-vous déjà songé aux conséquences qu'un article peut avoir sur la vie de ceux qu'il concerne ?
Andrew eut la désagréable sensation de voir l'ombre de Capetta rôder dans la pièce.
– Il est inutile de nous emballer pour le moment, car rien ne prouve qu'Ortiz ait adopté l'un de ces bébés volés. Mais, au cas où, je préférais vous prévenir pour que nous soyons bien d'accord, vous et moi.
– Je vous promets de ne rien publier avant de vous avoir consultée, même si je vous soupçonne de ne pas tout me dire...
– Nous verrons la suite en temps utile. En attendant, prenez garde à vous. Febres comptait parmi les plus cruels. Il avait choisi « Jungle » pour nom de guerre, parce qu'il se targuait d'être plus féroce que tous les prédateurs réunis. Les témoignages des rares survivants qui sont passés entre ses mains sont effroyables.
– Febres est toujours vivant ?
– Non, hélas.
– Pourquoi hélas ?
– Après avoir bénéficié de la loi d'amnistie, il a passé la majeure partie du restant de sa vie en liberté. Ce n'est qu'en 2007 qu'il fut enfin jugé, et encore, pour seulement quatre des quatre cents crimes qu'il avait commis. Nous attendions tous son jugement. Celui d'un homme qui avait attaché un enfant de quinze mois sur la poitrine de son père avant d'actionner la gégène pour faire parler son supplicié. Quelques jours avant son procès, alors qu'il bénéficiait d'un régime de faveur en prison, où il vivait dans des conditions de rêve, on l'a retrouvé mort dans sa cellule. Empoisonné au cyanure. Les militaires avaient trop peur qu'il parle, et justice n'a jamais été rendue. Pour les familles de ses victimes, c'était comme si la torture n'avait jamais cessé.
Louisa cracha par terre après avoir dit cela.
– Seulement voilà, Febres a emporté dans sa tombe ce qu'il savait de l'identité des cinq cents bébés et enfants confisqués. Sa mort ne nous a pas rendu la tâche facile, mais nous continuons notre travail d'enquête, sans relâche et avec foi. Tout cela pour vous dire de faire attention à vous. La plupart des hommes de Febres sont encore vivants et libres, et ils sont prêts à décourager, par tous les moyens, ceux qui s'intéressent à eux. Ortiz est l'un des leurs.
– Comment faire pour établir que derrière Ortega se cache Ortiz ?
– Le rapprochement photographique est toujours utile, nous verrons bien ce qu'il reste de la pellicule de Marisa, mais plus de trente années séparent le commandant à l'air prétentieux qui figure dans mon album et le commerçant de soixante-quatorze ans qu'il est aujourd'hui. Et puis une simple ressemblance ne suffira pas à la justice. La meilleure façon d'arriver à nos fins, bien que cela me semble impossible, serait de le confondre et d'obtenir ses aveux. Par quels moyens ? Ça, je n'en sais rien.
– Si j'enquêtais sur le passé d'Ortega, nous verrions bien si son parcours tient la route.
– Vous êtes d'une naïveté déconcertante ! Croyez bien que si Ortiz a changé d'identité, cela ne s'est pas fait sans complicités. Son existence sous le nom d'Ortega sera bien ordonnée, depuis l'école où il aurait étudié, en passant par ses diplômes, ses emplois, y compris une fausse affectation sous les drapeaux. Marisa, viens m'aider dans la cuisine, je te prie, ordonna Louisa en se levant.
Resté seul dans le salon, Andrew tourna les pages de l'album. Chacune contenait la photo d'un militaire, son rang, l'unité à laquelle il appartenait, la liste des crimes qu'il avait commis et, pour certains d'entre eux, la véritable identité de l'enfant ou des enfants qu'il s'était vu offrir. À la fin de l'album, un cahier recensait cinq cents de ces bébés dont les véritables parents avaient disparu à jamais. Seuls cinquante d'entre eux portaient la mention « identifié ».
Louisa et Marisa réapparurent quelques instants plus tard. Marisa fit comprendre à Andrew que sa tante était fatiguée et qu'il serait bon de se retirer.
Andrew remercia Louisa de son accueil et lui promit de l'informer de ce qu'il découvrirait.
De retour dans la voiture, Marisa resta silencieuse et sa conduite trahissait sa nervosité. À un carrefour où un camion lui refusa la priorité, elle klaxonna et lança une bordée d'injures, dont Andrew, bien qu'il parlât couramment l'espagnol, ne comprit pas entièrement la signification.
– J'ai dit quelque chose qui vous a énervée ?
– Ce n'est pas la peine de prendre un ton si guindé, monsieur Stilman, je travaille dans un bar et je préfère que l'on soit direct avec moi.
– Qu'est-ce que votre tante voulait vous dire sans que je l'entende ?
– Je ne sais pas de quoi vous parlez, répondit Marisa.
– Elle ne vous a pas demandé de la suivre dans la cuisine pour que vous l'aidiez à débarrasser les verres de limonade, vous les avez laissés sur la table et vous êtes revenue les mains vides.
– Elle m'a dit de me méfier de vous, que vous en saviez plus que vous ne le prétendiez et, puisque vous lui cachiez des choses, on ne pouvait pas vous faire entièrement confiance. Vous ne m'avez pas rencontrée par hasard au bar de l'hôtel, n'est-ce pas ? Je vous déconseille de me mentir, sauf si vous préférez rentrer en taxi et faire une croix définitive sur mon aide.
– Vous avez raison, je savais que votre tante était une Mère de la place de Mai et que grâce à vous je pourrais la rencontrer.
– Je vous ai servi d'appât en quelque sorte. C'est agréable. Comment m'avez-vous trouvée ?
– Votre nom figurait dans le dossier que l'on m'a remis, ainsi que votre lieu de travail.
– Pourquoi mon nom était-il dans ce dossier ?
– Je n'en sais pas plus que vous. Il y a quelques mois, ma rédactrice en chef a reçu une enveloppe qui contenait des informations sur Ortiz et sur un couple de disparus. Une lettre accusait Ortiz d'avoir participé à leur assassinat. Votre nom s'y trouvait aussi, comme votre lien de parenté avec Louisa, et une mention assurant que vous étiez une personne de confiance. Olivia Stern, ma rédactrice en chef, s'est passionnée pour cette enquête, elle m'a demandé de remonter la piste d'Ortiz et au travers de son histoire de retracer les années sombres de la dictature argentine. L'an prochain, on célébrera son triste quarantième anniversaire, tous les journaux s'empareront du sujet. Olivia aime bien avoir un train d'avance sur la concurrence. Je suppose que c'est ce qui la motive.
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