– Tu crois vraiment qu'un tueur en série sévit dans les rues de Manhattan ?
– Dur comme fer.
– Et le journal t'a mis sur ce coup foireux ?
– Olivia veut que nous soyons les premiers à publier ce scoop.
– Si on était les seconds, ce ne serait plus vraiment un scoop, non ? Pourquoi tous ces bobards, Olson. Olivia ne t'a confié aucune enquête sur un quelconque tueur en série.
Freddy lança un regard noir à Stilman et envoya valdinguer sa tasse de café.
– Tu me fais chier Andrew avec tes grands airs. T'es flic ou journaliste ? Je sais que tu veux ma peau, mais je peux t'assurer que je ne me laisserai pas faire, je vais me défendre, par tous les moyens.
– Tu devrais peut-être aller te détendre les narines Olson. Pour quelqu'un qui ne veut pas attirer l'attention, c'est pas très malin d'envoyer valser ta tasse au milieu de la cafétéria ; tout le monde te regarde.
– Je les emmerde tous, je me protège, c'est tout.
– Mais de quoi tu parles ?
– Tu vis dans quel monde, Stilman ? Tu ne vois pas ce qui se prépare au journal ? Ils vont virer la moitié du personnel, tu es le seul à l'ignorer ou quoi ? Bien sûr, toi tu ne te sens pas menacé. Quand on est le petit protégé de la rédactrice en chef, on n'a rien à craindre pour son job, mais moi, je n'ai pas ses faveurs, alors je me bats comme je peux.
– Là, Freddy, tu m'as perdu en chemin.
– Fais-toi plus bête que tu ne l'es. Ton papier sur l'orphelinat chinois a fait un tabac, on te confie aussitôt une enquête en Argentine. Ils t'ont à la bonne là-haut. Mais moi, je n'ai rien publié de remarquable depuis des mois. Je suis obligé d'assurer les permanences de nuit en priant le ciel pour qu'il se passe quelque chose d'extraordinaire. Tu crois que ça m'amuse de dormir sous mon bureau, de passer mes week-ends ici pour essayer de sauver mon job ? Si je perds mon travail, je perds tout, je n'ai que ce boulot dans ma vie. Ça t'arrive de faire des cauchemars la nuit ? Bien sûr que non, pourquoi en ferais-tu ? Moi, je me réveille en sueur, dans un bureau miteux au fin fond d'une province. Je me retrouve à travailler pour la feuille de chou du coin et, sur le mur de mon bureau crasseux, je rêve au temps de ma splendeur en regardant la une jaunie d'une édition du New York Times . Et puis le téléphone sonne, on m'annonce que je dois me précipiter à l'épicerie, parce qu'un chien s'est fait écraser. Je fais ce putain de cauchemar toutes les nuits. Alors oui, Stilman, Olivia ne m'a confié aucune enquête, elle ne me confie plus rien depuis que tu es devenu son protégé. Je travaille en solo. Si j'ai une chance d'être le seul à avoir identifié un tueur en série, une chance infime d'être sur un scoop, j'irai rendre visite à tous les armuriers de New York, du New Jersey et du Connecticut pour ne pas la laisser passer, que ça te plaise ou non.
Andrew observa son collègue, ses mains tremblaient, sa respiration était saccadée.
– Je suis désolé. Si je peux te donner un coup de main dans ton enquête, je le ferai avec plaisir.
– Bien sûr, du haut de sa grandeur, M. Stilman compatit. Va te faire foutre !
Olson se leva et quitta la cafétéria sans se retourner.
*
La conversation avec Olson occupa l'esprit d'Andrew le restant de sa journée. Être au courant de la situation dans laquelle se trouvait son collègue, le faisait se sentir moins seul. Le soir, en dînant avec Valérie, il lui fit part du désespoir de Freddy.
– Tu devrais l'aider, dit Valérie, travailler à ses côtés, au lieu de lui tourner le dos.
– C'est la géographie des bureaux qui veut ça.
– Ne fais pas l'idiot, tu m'as très bien comprise.
– Ma vie est déjà suffisamment perturbée par mon enquête, si je dois me mettre à suivre un tueur imaginaire, je ne vais plus m'en sortir.
– Je ne te parlais pas de ça, mais de sa descente aux enfers avec la cocaïne.
– Ce taré est allé s'acheter des élévateurs pour jouer au médecin légiste. Il pense que c'est l'arme qu'utilise son serial killer.
– C'est assez radical, je dois l'avouer.
– Qu'est-ce que tu en sais ?
– C'est un instrument chirurgical, je peux t'en rapporter un demain soir du bloc opératoire si tu veux, répondit Valérie, un sourire en coin.
Cette petite remarque laissa Andrew pensif, et il y songeait encore au moment de s'endormir.
*
Andrew s'éveilla alors que le jour se levait. Courir le long de la rivière Hudson lui manquait. Il avait de bonnes raisons de ne plus s'y rendre depuis sa réincarnation, mais, à bien y réfléchir, il se dit que le 9 juillet était encore loin. Valérie dormait profondément. Il quitta le lit sans un bruit, enfila sa tenue de jogging et sortit de l'appartement. Le West Village était d'un calme absolu. Andrew descendit Charles Street à petites foulées. Il accéléra le pas au bas de la rue et réussit pour la première fois de sa vie à traverser les huit voies du West End Highway avant que le second feu de circulation ne passe au vert.
Ravi de son exploit, il s'engagea dans l'allée de River Park, tout à sa joie de reprendre son entraînement matinal.
Il interrompit sa course un instant pour regarder s'éteindre les lumières d'Hoboken. Il adorait ce spectacle qui lui rappelait son enfance. Quand il vivait à Poughkeepsie, son père venait le chercher tôt dans sa chambre le samedi matin. Ils petit-déjeunaient tous deux dans la cuisine, puis, son père l'installait au volant avant de pousser la Datsun dans l'allée pour ne pas réveiller sa mère. Dieu que ses parents lui manquaient, pensa-t-il. Une fois dans la rue, Andrew, qui avait appris la manœuvre, enclenchait la seconde, relâchait la pédale d'embrayage guettant les toussotements du moteur et donnait un petit coup d'accélérateur. Son père, pour lui apprendre à conduire, lui faisait traverser le Hudson Bridge, puis ils bifurquaient sur Oaks Road et se garaient le long de la rivière. Depuis leur point d'observation, ils guettaient le moment où les lumières de Poughkeepsie s'éteindraient. Et chaque fois, le père d'Andrew applaudissait ce moment comme on salue la fin d'un feu d'artifice.
Et tandis que les lumières de Jersey City s'éteignaient elles aussi, Andrew délaissa ses souvenirs pour reprendre sa course.
Soudain, il se retourna et reconnut au loin une silhouette familière. Il plissa les yeux, Freddy Olson, la main droite dissimulée dans la poche centrale de son sweat-shirt se rapprochait de lui. Andrew sentit aussitôt le danger qui le guettait. Il aurait pu songer à affronter Freddy, ou à le raisonner, mais il savait que ce dernier réussirait à le frapper mortellement avant qu'il n'ait pu tenter la moindre esquive. Andrew se mit à courir à toute vitesse. Pris de panique, il se retourna à nouveau pour évaluer la distance qui le séparait d'Olson, il gagnait de plus en plus de terrain et Andrew avait beau user de toutes ses forces, il n'arrivait pas à le semer. Olson avait dû se mettre une bonne dose dans le nez ; comment lutter contre quelqu'un qui se dope du matin au soir ? Andrew aperçut devant lui un petit groupe de joggeurs. S'il arrivait à les rejoindre il serait sauvé. Freddy renoncerait à l'agresser. Une cinquantaine de mètres le séparaient d'eux, les rattraper appartenait encore au domaine du possible, aussi essoufflé fût-il. Il supplia le bon Dieu de lui donner les ressources nécessaires. Nous n'étions pas le 9 juillet, il avait une mission à accomplir en Argentine, tant de choses à dire à Valérie, il ne voulait pas mourir aujourd'hui, pas encore, pas à nouveau. Les joggeurs n'étaient plus qu'à une vingtaine de mètres, mais il sentit la présence de Freddy approcher.
« Encore un effort, je t'en supplie, se dit-il à lui-même, fonce, fonce bon sang. »
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