– Comme quoi ?
– Comme personne n'aurait envie d'en lire à son sujet. Parmi les commentaires les plus agressifs, ceux d'un certain Spookie-Kid ont attiré mon attention, en raison de leur nombre. Je ne sais pas ce que tu as fait à ce type, mais il ne t'aime pas beaucoup. J'ai élargi le champ de mes investigations pour voir si celui qui se cache derrière ce pseudonyme intervenait aussi sur des forums, ou s'il avait un blog.
– Et ?
– Il t'a vraiment dans le collimateur. Chaque fois que tu publies un article, il t'assassine, et même quand tu ne publies pas. Si tu avais lu tout ce que j'ai pu trouver sur le Net signé de ce pseudo, tu en serais le premier étonné, enfin le second, après moi.
– Si je comprends bien, un recalé de la plume qui doit probablement se pâmer devant des posters de Marilyn Manson déteste mon travail, c'était ça ta mauvaise nouvelle ?
– Pourquoi Marilyn Manson ?
– Je ne sais pas, ça m'est venu comme ça, continue !
– Sérieusement, ça t'est venu comme ça ?
– Spookie Kids est le nom du premier groupe de Manson.
– Comment tu sais ça ?
– Parce que je suis un mauvais journaliste, continue !
– J'ai dans mes relations un petit génie de l'informatique, si tu vois ce que je veux dire...
– Pas du tout.
– Un de ces pirates du web, qui, pour s'amuser le dimanche essaient de pénétrer les serveurs du Pentagone ou de la CIA. Moi à vingt ans c'était plutôt les filles, mais bon, que veux-tu, les temps changent...
– Très élégant ! Comment tu peux connaître un hacker ?
– Il y a des années, quand j'ai lancé le garage, je louais mes voitures le week-end à des gosses de riches pour arrondir mes fins de mois. L'un d'entre eux m'a ramené une Corvette en oubliant quelque chose sous l'accoudoir central.
– Un flingue ?
– De l'herbe, mais en quantité suffisante pour faire paître un troupeau de vaches. La fumette, ça n'a jamais été mon truc. Si j'avais déposé ses affaires au commissariat, il aurait eu le temps de guérir de son acné avant de pouvoir se remettre un jour devant son ordinateur. Mais n'étant pas une balance, je lui ai rendu ce qui lui appartenait. Il m'a trouvé « superhonnête » et m'a juré que si un jour j'avais besoin de quoi que ce soit, je pourrais compter sur lui. Alors hier soir, sur le coup des 11 heures, je me suis dit que j'avais justement besoin d'un service qui entrait dans ses cordes. Ne me demande pas comment il a fait, je n'y connais rien en informatique, mais il m'a appelé ce matin après avoir localisé l'adresse IP de Spookie. Une sorte d'immatriculation de son ordinateur qui apparaît quand il se connecte.
– Ton flibustier des claviers a identifié ce Spookie qui crache son venin sur moi ?
– Pas son identité, mais l'endroit d'où il publie sa prose. Et tu seras surpris d'apprendre que Spookie poste ses messages depuis le réseau du New York Times .
Andrew regarda Simon, médusé.
– Tu peux répéter ça ?
– Tu m'as très bien entendu. Je t'ai imprimé quelques exemples, on n'est pas dans le registre de la menace de mort à proprement parler, mais à un tel niveau de haine qu'on s'en approche dangereusement. Qui, à ton journal, pourrait écrire de telles saloperies sur toi ? Pour ne citer que la dernière en date, poursuivit Simon en tendant une feuille à Andrew, « Si un bus écrasait cette forfaiture d'Andrew Stilman, ses pneus seraient tachés de merde et la presse de notre pays sauvée du désastre ».
– J'ai peut-être une idée sur la question, répondit Andrew abasourdi par les propos qu'il venait de lire. Je vais m'occuper d'Olson, si tu veux bien.
– Tu ne vas rien faire du tout, mon vieux. D'abord, je n'ai aucune preuve formelle contre lui, il n'est pas le seul à bosser au New York Times . Et puis, si tu t'en mêles, il deviendra méfiant. Tu me laisses faire et tu ne bouges pas d'une oreille avant mon feu vert. Nous sommes d'accord ?
– Nous sommes d'accord, acquiesça Andrew.
– Continue de te comporter comme si de rien n'était au journal. Va savoir de quoi est capable un type qui te voue une telle haine, et l'important est de l'identifier à coup sûr. En ce qui me concerne, Freddy Olson ou pas, ce Spookie-Kid prend la tête du peloton de ceux qui te souhaiteraient mort et il ne se prive pas de le faire savoir.
Andrew salua son ami et se leva. Alors qu'il s'éloignait de la table, Simon sourit et lui demanda :
– Je continue ma filature ou tu me trouves toujours aussi ridicule ?
*
Andrew consacra le reste de sa journée à son dossier argentin, passant appel sur appel pour préparer son voyage. Et, tandis qu'à la tombée du jour, il y travaillait encore, la silhouette d'une petite fille lui apparut en songe. Elle se tenait immobile, seule au bout d'une longue allée de cyprès qui grimpait une colline. Andrew posa ses pieds sur son bureau, et se laissa aller en arrière dans son fauteuil.
La petite fille l'entraîna jusqu'à un village perché dans la montagne. Chaque fois qu'il croyait la rattraper, elle accélérait le pas et s'éloignait. Ses éclats de rire le guidaient dans cette course folle. Le vent du soir se leva avec la nuit. Andrew frissonna, il avait froid, si froid qu'il se mit à grelotter. Une grange abandonnée se trouvait devant lui, il y entra, la petite fille l'attendait assise dans l'encadrement d'une fenêtre sous la toiture, ses jambes se balançaient dans le vide. Andrew s'approcha au pied du mur, sans pouvoir pour autant discerner les traits de l'enfant. Il ne voyait que son sourire, un sourire étrange, presque adulte. La petite fille lui soufflait des paroles que le vent portait jusqu'à lui.
– Cherche-moi, trouve-moi, Andrew, n'abandonne pas, je compte sur toi, nous n'avons pas le droit à l'erreur, j'ai besoin de toi.
Elle se laissa tomber dans le vide. Andrew se précipita pour la retenir dans sa chute, mais elle disparut avant d'avoir touché le sol.
Seul dans cette grange, Andrew s'agenouilla, tremblant. Son dos le faisait souffrir, un élancement violent le fit s'évanouir. Lorsqu'il reprit connaissance, il se vit attaché à une chaise métallique. Il lui était impossible de respirer, ses poumons le brûlaient, il étouffait. Une décharge électrique lui parcourut le corps, tous ses muscles se contractèrent et il se sentit projeté en avant par une force immense. Il entendit une voix crier dans le lointain « encore », une onde de choc d'une force insurmontable le propulsa, artères battantes et cœur en flammes. Une odeur de chair brûlée pénétrait ses narines, les liens qui entravaient ses membres lui faisaient mal, sa tête roula sur le côté et il supplia pour que cesse la torture. Les battements de son cœur s'assagirent. L'air qui lui avait manqué entra dans ses poumons, il inspira comme au sortir d'une longue apnée.
Une main posée sur son épaule le secoua sans ménagement.
– Stilman ! Stilman !
Andrew rouvrit les yeux, découvrant le visage d'Olson presque collé au sien.
– Tu dors au bureau si tu veux, mais au moins rêve en silence, il y en a qui travaillent, ici !
Andrew se redressa d'un bond.
– Merde, qu'est-ce que tu fiches là, Freddy ?
– Ça fait dix minutes que je t'entends gémir, tu m'empêches de me concentrer. J'ai cru que tu faisais un malaise et je suis venu voir, mais si c'est pour me faire rembarrer comme ça, j'aurais mieux fait de m'abstenir.
La sueur perlait sur son front et pourtant Andrew était frigorifié.
– Tu devrais rentrer chez toi et te reposer, tu dois couver quelque chose. Ça me fait de la peine de te voir dans cet état, soupira Freddy. Je pars bientôt, tu veux que je te dépose en taxi ?
Des cauchemars, il en avait fait quelques-uns dans sa vie, mais aucun qui lui parût aussi tangible. Il observa Freddy et se redressa sur sa chaise.
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