— Je te sers un verre ?
— Avec plaisir.
Je partis dans la cuisine. J’en profitai pour surveiller le contenu de ma Cocotte-Minute. J’en avais fait trois fois trop. Je m’appuyai contre la gazinière pour garder l’équilibre. Je rejoignis Edward et lui tendis son verre sans un mot.
— Ça va ? se renseigna-t-il.
— Tu resterais manger avec moi ?
— Je ne sais pas…
J’allumai une cigarette et me mis devant la baie vitrée. On ne voyait rien, il faisait nuit.
— J’ai cuisiné pour la première fois depuis plus d’un an et demi aujourd’hui, et j’ai encore en tête les portions familiales. J’en ai pour un régiment. J’aimerais bien que tu dînes avec moi.
— Ce serait mal poli de refuser.
— Merci, répondis-je en baissant la tête.
Durant le dîner, Edward me raconta sa semaine. Je le fis rire avec mes déboires dus aux fugues de son chien. À certains moments, je survolais la scène, je partageais avec plaisir un repas chez moi avec celui que j’appelais mon fumier de voisin il y avait encore quelques jours. C’était surréaliste.
Après avoir lancé une cafetière, je revins dans le séjour, et je trouvai Edward, cigarette aux lèvres, debout au milieu de la pièce. Je ne distinguais pas ce qu’il avait dans les mains et qu’il regardait. Il leva le visage et planta ses yeux dans les miens.
— Vous formiez une belle famille.
Je m’approchai de lui et saisis la photo qu’il tenait. Je m’assis, et il s’accroupit à côté de moi. C’était une de nos dernières photos de famille, quelques semaines avant leur mort.
— Je te présente Colin et Clara, lui dis-je en caressant le visage de ma fille.
— Elle te ressemble.
— Tu trouves ?
— Je vais te laisser dormir.
Il enfila son caban, siffla son chien et partit en direction de l’entrée.
— Je pars dans trois jours pour les îles d’Aran, déclara-t-il.
— Tu veux que je garde Postman Pat ?
— Non, viens avec moi.
— Hein ?
— Accompagne-moi là-bas. Tu ne seras pas déçue.
Sur ce, il partit.
Je ne réfléchis pas longtemps avant d’accepter la proposition d’Edward. Nous partîmes sous les regards médusés d’Abby et Jack, à qui il confiait Postman Pat pour l’occasion.
Le trajet en voiture et la traversée en mer se firent dans le plus grand des silences. Avec lui, j’apprenais à ne pas parler pour ne rien dire.
À peine le pied posé sur l’île, il m’entraîna à une de ses extrémités, la luminosité était prétendument parfaite pour ses photos. C’est là que je commençai sérieusement à regretter de l’avoir suivi. J’avais toujours eu le vertige, et nous étions au bord d’une falaise, à plus de quatre-vingt-dix mètres de hauteur.
— Je voulais te montrer cet endroit. C’est apaisant, tu ne trouves pas ? me demanda-t-il.
Terrifiant me semblait plus adapté.
— On a l’impression d’être seul au monde.
— C’est bien pour ça que j’aime être ici.
— Au moins, tu n’es pas dérangé par les voisins.
Nous échangeâmes à cet instant un regard lourd de signification.
— Je me mets au boulot, annonça Edward. Toi, tu restes là et tu honores la tradition de l’île.
— C’est quoi cette histoire ?
— Chaque voyageur doit s’allonger à plat ventre et pencher la tête au-dessus du vide. À toi de jouer !
Il commença à s’éloigner, je le retins par le bras.
— C’est une blague ?
— Tu as peur ?
— Ah non, pas du tout, au contraire, lui répondis-je d’un ton pincé. J’adore les sensations fortes.
— Alors, fais-toi plaisir.
Cette fois-ci, il partit pour de bon. Il me lançait un défi. Je grillai une cigarette. Puis, je me mis à genoux. Seule solution pour m’approcher du bord, ramper. Comme dans un stage commando. Les premiers tremblements apparurent à un mètre de mon objectif. Mes muscles se tétanisèrent, j’étais paralysée, et je n’étais pas loin de hurler de terreur. Le temps passait, et j’étais incapable de me relever et de m’éloigner du précipice. Déplacer ma tête pour repérer où Edward prenait ses photos me semblait impossible, je tomberais forcément. Je murmurai son prénom pour qu’il vienne à mon secours. Aucun effet.
— Edward, viens, s’il te plaît, appelai-je à voix haute.
Les minutes me semblèrent des heures. Edward me rejoignit enfin.
— Qu’est-ce que tu fais encore là ?
— Je prends le thé, ça ne se voit pas ?
— Ne me dis pas que tu as le vertige ?
— Si.
— Pourquoi as-tu voulu le faire ?
— On s’en moque. Fais quelque chose, n’importe quoi, tire-moi par les pieds, mais ne me laisse pas là.
— N’y compte pas.
Le salaud. Je le sentis s’allonger à côté de moi.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Sans un mot, il se rapprocha davantage de moi, passa un bras par-dessus mon dos et me serra contre lui. Je ne bougeai toujours pas.
— Avance avec moi, me dit-il doucement.
Je secouai la tête. Quand je sentis Edward amorcer le mouvement vers le bord, je camouflai ma tête dans son cou.
— Je vais tomber.
— Je ne te lâcherai pas.
Je dégageai lentement mon visage. Le vent me fouetta, et mes cheveux voltigèrent dans tous les sens. J’ouvris doucement les yeux et j’eus le sentiment d’être aspirée dans un gouffre en découvrant les vagues se fracasser contre la paroi. La prise d’Edward se raffermit. Je clignai des yeux, je me laissai aller, je ne pouvais rien contrôler, tout mon corps se relâcha. Je finis par tourner la tête vers Edward. Il me regardait.
— Quoi ? lui demandai-je.
— Profite du spectacle.
Je lui jetai un dernier coup d’œil et me penchai à nouveau. Edward finit par se lever, il m’attrapa par la taille et me mit debout. J’esquissai un sourire.
— On va rentrer, m’annonça-t-il en posant une main au creux de mes reins.
Nous passâmes la soirée au pub du port. Sur le chemin du retour vers le B&B où nous logions, j’appris qu’il partirait tôt le lendemain matin, il avait des prises à faire au lever du soleil.
Je m’étirai dans mon lit, j’avais dormi comme un bébé. La journée était déjà bien avancée. En me levant, j’aperçus un papier glissé sous la porte de ma chambre. Une carte de l’île et un mot m’attendaient. Edward m’indiquait où il passait la journée.
Le propriétaire me servit un petit déjeuner pantagruélique. En dévorant, je l’écoutai me parler d’Edward et de ses séjours en solitaire ici.
Un peu plus tard, je touchais au but. J’avais marché plus d’une heure à travers la lande. La plage était là devant moi, je voyais Edward au loin, appareil photo en main. Si je n’avais pas eu peur de le déconcentrer, je crois que j’aurais couru vers lui, sans trop savoir pourquoi. Je m’assis pour l’observer. Je pris une poignée de sable et jouai avec. J’étais bien, je ne me sentais plus oppressée. La vie reprenait ses droits, et je ne voulais plus lutter contre.
Edward remontait la plage, sac sur l’épaule, cigarette aux lèvres. Arrivé à mon niveau, il s’installa à côté de moi.
— La marmotte est réveillée ?
Je baissai la tête en souriant. Je sentis Edward s’approcher. Ses lèvres se posèrent sur ma tempe.
— Bonjour, dit-il simplement.
J’étais troublée.
— Alors, ces photos ? questionnai-je pour passer à autre chose.
— Je verrai au tirage, pas avant. J’ai fini pour la journée. Tu veux marcher un peu ?
Je levai le visage vers lui. Je le fixai, j’avais envie de lui prendre la main, et rien ne m’en empêcha. Il m’attira contre lui. J’y restai quelques instants, chamboulée par le sentiment de sécurité qui me submergeait. Je finis par m’éloigner lentement. Je marchai vers la mer, je regardai en arrière, Edward me suivait, je lui souris, il me rendit mon sourire.
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