— Vous vous prétendez normal, insista Amadis, et vous couchez avec ma secrétaire jusqu’à être vaincu par cet abrutissement idiot.
— Je suis presque au bout, dit Anne. Je crois que ce sera bientôt fini avec elle. J’ai envie d’aller voir cette négresse…
Amadis eut un frisson de dégoût.
— Faites ce que vous voudrez en dehors des heures de travail, dit-il. Mais, d’abord, ne m’en parlez pas. Et ensuite, allez vous remettre au boulot.
— Non, dit Anne, posément.
Amadis se renfrogna et sa main passa nerveusement dans ses cheveux filasse.
— C’est formidable, dit Anne, quand on se met à penser à tous ces types qui travaillent pour rien. Qui restent huit heures par jour dans leur bureau. Qui peuvent y rester huit heures par jour.
— Mais vous avez été comme ça, jusqu’ici, dit Amadis.
— Vous m’assommez, avec ce qui a été. Est-ce qu’on n’a plus le droit de comprendre, même après avoir été cul pendant un bout de temps ?
— Ne dites pas ces mots-là, observa Amadis. Même si vous ne me visez pas personnellement, ce dont je doute, ça me fait un effet désagréable.
— Je vous vise en tant que directeur, dit Anne. Tant pis si les moyens que j’emploie atteignent en vous une autre cible. Mais vous voyez à quel point vous êtes limité, à quel point vous voulez coller à votre étiquette. Vous êtes aussi limité qu’un bonhomme inscrit à un parti politique.
— Vous êtes un sale type, dit Amadis. Et vous me déplaisez physiquement. Et un feignant.
— Il y en a plein les bureaux, dit Anne. Il y en a des masses. Ils s’emmerdent le matin. Ils s’emmerdent le soir. À midi, ils vont bouffer des choses qui n’ont plus figure humaine, dans des gamelles en alpax et ils digèrent l’après-midi en perçant des trous dans des feuilles, en écrivant des lettres personnelles, en téléphonant à leurs copains. De temps en temps, il y a un autre type, un qui est utile. Un qui produit des choses. Il écrit une lettre et la lettre arrive dans un bureau. C’est pour une affaire. Il suffirait de dire oui, chaque fois, ou non, et ça serait fini, et l’affaire réglée. Mais ça ne se peut pas.
— Vous avez de l’imagination, dit Amadis. Et une âme poétique, épique et tout. Pour la dernière fois, allez à votre travail.
– À peu près pour chaque homme vivant, il y a comme ça un homme de bureau, un homme parasite. C’est la justification de l’homme parasite, cette lettre qui réglerait l’affaire de l’homme vivant. Alors, il le fait traîner pour prolonger son existence. L’homme vivant ne le sait pas.
— Assez, dit Amadis. Je vous jure que c’est idiot. Je vous garantis qu’il y a des gens qui répondent tout de suite aux lettres. Et qu’on peut travailler comme ça. Et être utile.
— Si chaque homme vivant, poursuivit Anne, se levait et cherchait, dans les bureaux, qui est son parasite personnel, et s’il le tuait…
— Vous me navrez, dit Amadis. Je devrais vous vider, et vous remplacer, mais, sincèrement, je pense que c’est le soleil et votre manie de coucher avec une femme.
— Alors, dit Anne, tous les bureaux seraient des cercueils, et, dans chaque petit cube de peinture verte ou jaune et de linoléum rayé, il y aurait un squelette de parasite, et on remiserait les gamelles en alpax. Au revoir. Je vais voir l’ermite.
Amadis Dudu resta muet. Il vit Anne s’éloigner à pas larges et vigoureux, et monter la dune sans effort, détendant ses muscles bien réglés. Il construisit une ligne capricieuse d’empreintes alternées qui s’arrêta tout en haut du sable arrondi, et son corps continua seul, puis disparut.
Le directeur Dudu se retourna et rentra dans l’hôtel. Le bruit des marteaux venait de cesser. Carlo et Marin commençaient à déblayer le tas de matériaux accumulé devant eux. Au premier étage, on entendait le cliquetis de la machine et le timbre grêle de la sonnerie à la fin des lignes, couvert par le raclement métallique des pelles. Des champignons bleu-vert poussaient déjà sur les gravats.
Le Pr Mangemanche est certainement mort à l’heure qu’il est et cela fait déjà un joli tableau de chasse. L’inspecteur, parti à sa recherche, a dû résister plus longtemps, car il était plus jeune et échauffé par sa rencontre avec Olive. Malgré tout, on ne peut pas savoir ce qui leur est arrivé derrière la zone noire. Il y a place pour l’incertitude, comme disent les marchands de perroquets qui parlent. Une chose assez curieuse, on n’a pas encore assisté à la fornication de l’ermite et de la négresse : étant donné l’importance initiale relativement considérable du personnage de Claude Léon, cela paraît un retard inexplicable. Il serait bon qu’ils le fissent enfin devant des spectateurs impartiaux, car les conséquences de tel acte répété doivent avoir sur le physique de l’ermite des répercussions telles qu’on pourra prédire avec vraisemblance s’il tiendra le coup ou s’il mourra d’épuisement. Sans préjuger de la suite des événements, on devrait enfin être en mesure de déterminer avec précision ce que va faire Angel. Il est permis de penser que les opinions et les actes d’Anne, son camarade (qui a un nom de chien, mais ce dernier facteur n’intervient pas de façon stricte), ont une influence assez forte sur Angel, à qui il ne manque que de s’éveiller de façon régulière au lieu de le faire par intervalles, et rarement quand il faudrait ; presque toujours, heureusement, en présence d’un témoin. La fin des autres personnages est, en vérité, moins prévisible : soit que l’enregistrement irrégulier de leurs actes aboutisse à une indétermination à plusieurs degrés de liberté, soit qu’ils n’aient pas d’existence réelle, malgré des efforts dans ce sens. Il est à présumer que leur peu d’utilité risque d’aboutir à leur suppression. On a certainement noté la faible présence du personnage principal, qui est évidemment Rochelle, et celle du Deus ex machina, qui est soit le receveur, soit le conducteur du 975, soit encore le chauffeur du taxi jaune et noir (dont la couleur permet de reconnaître qu’il s’agit d’un véhicule condamné). Ces éléments ne sont d’ailleurs que les adjuvants de la réaction — ils n’interviennent pas dans le processus de celle-ci, non plus que dans l’équilibre finalement atteint.
Amadis surveillait les gestes de Carlo et Marin. La brèche pratiquée dans l’hôtel n’avait pas encore atteint la hauteur voulue, car elle se limitait encore au rez-de-chaussée, et devait, en définitive, sectionner complètement le bâtiment, mais les deux agents d’exécution nettoyaient la place avant de continuer. Adossé au mur, près de l’escalier du premier, Dudu, les mains dans les poches, réfléchissait, en se grattant, aux paroles d’Anne et se demandait s’il ne pourrait pas se passer de ses services. Il décida donc de jeter, en montant, un coup d’œil sur le travail des deux ingénieurs ; s’il était terminé ou à peu près, le moment semblait venu de les congédier.
Il suivait du regard les nombreuses mesures de voie déjà construites ; ainsi posée sur des cales, elle avait l’air d’un jouet. Le sable bien nivelé sous les traverses attendait le ballast ; les wagons et la machine, démontés, reposaient sous des bâches près des piles de rails et de traverses du chantier.
Carlo s’arrêta. Son dos lui faisait mal. Il le déplia lentement et posa les mains sur le manche de sa pelle, puis s’essuya le front avec son poignet. Ses cheveux luisaient de sueur et la poussière s’était collée sur son corps humide. Son pantalon, accroché au bas des reins, faisait de grosses poches molles aux genoux et il regardait par terre en tournant lentement la tête à droite et à gauche. Marin continuait à déblayer et les éclats de verre sonnaient sur la tôle de sa pelle ; il les rejetait, d’un coup de reins, sur le tas de déblais derrière lui.
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