— Je déteste vos chemises jaunes, dit l’interne. Voir ça toute la journée, ça vous ravage un type.
— Je ne les vois pas, dit Mangemanche.
— Je le sais bien, dit l’interne. Mais moi ?
— Vous, je m’en fous, dit Mangemanche. Vous avez signé le contrat, hein ?
— C’est du chantage ?
— Mais non. La vérité, c’est que j’avais besoin de vous.
— Mais je suis nul en médecine !
— D’accord, constata le professeur. Ça, c’est un fait. Vous êtes nul en médecine. Plutôt nuisible, dirais-je même. Mais j’ai besoin d’un garçon solide pour tourner l’hélice des modèles réduits.
— C’est pas dur, dit l’interne. Vous auriez pu prendre n’importe qui. Ça part au quart de tour.
— Vous croyez ça, hein ? Pour un moteur à explosions je veux bien ; mais j’en ferai aussi avec du caoutchouc. Vous savez ce que c’est, remonter un moteur de caoutchouc à trois mille tours ?
L’interne s’agita sur son siège.
— Il y a des systèmes, dit-il. Avec une chignole, c’est rien du tout non plus.
— Pas de chignole, dit le professeur. Ça esquinte l’hélice.
L’interne se renfrogna dans son coin ! Il ne pleurait plus. Il grogna quelque chose.
— Quoi ? dit Mangemanche.
— Rien.
— Rien, dit Mangemanche, ça fait toujours rien.
Il rit encore en voyant l’interne se retourner vers la portière en faisant semblant de dormir, et pressa l’accélérateur en chantant joyeusement.
Le soleil avait tourné et ses rayons arrivaient obliquement sur la voiture qui, à un observateur placé dans des conditions adéquates, fût apparue brillante sur fond noir, car Mangemanche appliquait ainsi les principes de l’ultramicroscopie.
Le bateau longeait le môle pour prendre son élan et franchir la barre. Il était plein à craquer de matériel et de gens pour l’Exopotamie, et touchait presque le fond quand il avait le malheur de se trouver entre deux vagues. À bord, Anne, Rochelle et Angel occupaient trois cabines inconfortables. Le directeur commercial, Robert Gougnan du Peslot, n’était pas du voyage : il devait arriver dès que la construction du chemin de fer serait terminée. Temporairement, il toucherait ses appointements, sans quitter son ancienne situation.
Dans l’entrepont, le capitaine courait de long en large, cherchant son pavillon à donner des ordres ; il ne parvenait pas à mettre la main dessus, et si le navire continuait dans cette direction sans nouveaux ordres, il allait se fracasser sur la Toupie, un récif renommé pour sa férocité. Finalement, il aperçut l’engin tapi derrière un rouleau de corde, qui guettait le moment où une mouette passerait pour se jeter dessus. Le capitaine l’empoigna et galopa lourdement le long de la coursive, puis monta l’escalier qui le mena sur le pont, d’abord, et plus haut, sur la passerelle. Il était temps, car on venait juste de signaler la Toupie.
De grosses vagues mousseuses couraient les unes après les autres, et le navire roulait tant soit peu, mais dans le mauvais sens, pas celui de la marche, aussi cela ne servait pas à le faire aller plus vite. Un vent frais, saturé d’ichneumon et d’iode, s’engouffrait dans les replis auriculaires de l’homme de barre, produisant une note douce comme le chant du courlis ; et voisine du ré dièse.
L’équipage digérait lentement la soupe au biscuit de mer intérieure que le capitaine obtenait du gouvernement par faveur spéciale. Des poissons imprudents se précipitaient tête basse sur la coque et les chocs sourds qui en résultaient ne manquaient pas d’intriguer certains des passagers dont c’était le premier voyage, et notamment Didiche et Olive. Olive, la fille de Marin et Didiche, le fils de Carlo. Marin et Carlo, les deux agents d’exécution embauchés par la Compagnie. Ils avaient d’autres enfants, mais bien cachés pour le moment dans les recoins du bateau, car il leur restait des choses à voir, dans le bateau et sur eux. Le contremaître Arland était du voyage. Un beau salaud.
L’étrave écrasait les vagues sous elle comme un pilon à purée, car les formes commerciales du navire ne le destinaient pas à la vitesse pure. Néanmoins, l’effet produit sur l’âme des spectateurs restait élégant, à cause que l’eau de mer est salée et que le sel purifie tout. Comme de juste, des mouettes gueulaient sans arrêt et jouaient à virer sec autour du grand mât, et puis elles se mirent toutes en rang sur la quatrième vergue en haut à gauche, pour voir passer un cormoran qui faisait un essai de vol sur le dos.
À ce moment-là, Didiche marchait sur les mains pour montrer à Olive, et le cormoran se troubla en voyant cela ; il voulut monter, et se dirigea dans le mauvais sens. Sa tête percuta un bon coup dans le plancher de la passerelle. Cela fit un bruit sec. Il ferma les yeux parce que la douleur le forçait à cligner, et il se mit à saigner du bec. Le capitaine se retourna et lui tendit un mouchoir crasseux en haussant les épaules.
Olive avait vu tomber le cormoran. Elle courut pour demander si on pouvait le prendre dans ses mains. Didiche marchait toujours la tête en bas, et il dit à Olive de regarder ce qu’il allait faire, mais Olive n’était plus là. Il se remit debout et jura sans ostentation ; un assez gros mot, mais bien proportionné ; puis il suivit Olive, mais sans se presser, parce qu’elles exagèrent. Il tapait sur la rambarde avec le plat de sa main sale, tous les deux pas à peu près, et ça résonnait tout du long avec un beau bruit vibrant ; en même temps, ça lui donna l’idée de chanter quelque chose.
Le capitaine aimait bien qu’on vînt le déranger sur sa passerelle, car il avait horreur du gendarme et c’était formellement interdit de lui parler. Il fit un sourire à Olive. Il appréciait ses jambes bien tournées et ses cheveux raides et blonds, et son chandail trop serré, avec les deux jeunes renflements par devant, dont le petit jésus venait de lui faire présent trois mois plus tôt. Juste à ce moment le bateau longeait la Toupie et le capitaine porta à sa bouche son pavillon à donner les ordres, il voulait se faire admirer par Olive et Didiche, dont la tête apparaissait au bas de l’échelle de fer. Il se mit à crier très fort. Olive ne comprenait pas ce qu’il disait, et le cormoran avait déjà horriblement mal à la tête.
Le capitaine lâcha son pavillon et se retourna vers les enfants avec un sourire satisfait.
— Qui est-ce que vous appelez, monsieur ? dit Olive.
— Appelle-moi capitaine, dit le capitaine.
— Mais vous, répéta Olive, qui appelez-vous ?
— Le naufragé, expliqua le capitaine. Il y a un naufragé sur la Toupie.
— Qu’est-ce que c’est la Toupie, capitaine ? demanda Didiche.
— C’est ce gros récif, dit le capitaine.
— Il est là tout le temps ? demanda Olive.
— Qui ? dit le capitaine.
— Le naufragé, expliqua Didiche.
— Bien sûr, dit le capitaine.
— Pourquoi ? demanda Olive.
— Parce qu’il est idiot, dit le capitaine, et aussi parce que ça serait très dangereux d’aller le chercher.
— Il mord ? demanda Didiche.
— Non, dit le capitaine, mais il est très contagieux.
— Qu’est-ce qu’il a ?
— On ne sait pas, dit le capitaine.
Il éleva de nouveau son pavillon à ses lèvres et cria dedans, et des mouches marines tombèrent à une encablure de là.
Olive et Didiche étaient accoudés au garde-fou de la passerelle. Ils regardaient des grosses méduses tourner très vite sur elles-mêmes en produisant des vortex où venaient se prendre des poissons imprudents, méthode inventée par les méduses australiennes, et qui faisait fureur à ce moment sur la côte.
Le capitaine reposa son pavillon à côté de lui et s’amusa de voir que le vent séparait les cheveux d’Olive par une ligne blanche sur sa tête ronde. Quelquefois sa jupe remontait jusqu’à ses cuisses et claquait en entourant ses jambes.
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