— Excusez-moi. Je vous regardais…
Rochelle sourit. Elle aimait bien cette excuse.
— Anne…
— Quoi ?
— C’est long, ce voyage ?
— C’est très long. Il faut prendre le bateau ensuite, et de nouveau un train, et puis une voiture, à travers le désert.
— C’est merveilleux, dit Rochelle.
— C’est très merveilleux.
Ils s’assirent côte à côte sur la banquette.
— Angel est là… dit Anne.
— Ah !..
— Il est reparti chercher des choses à lire et à manger.
— Comment est-ce qu’il peut penser à manger alors que nous sommes là tous les deux… murmura Rochelle.
– Ça ne lui fait pas le même effet.
— Je l’aime bien, dit Rochelle, mais il n’est pas poétique du tout.
— Il est un peu amoureux de vous.
— Il ne devrait pas penser aux choses à manger, alors.
— Je ne crois pas qu’il y pense pour lui, dit Anne. Peut-être que si, mais je ne crois pas.
— Je ne peux pas penser à rien d’autre qu’à ce voyage… avec vous…
— Rochelle… dit Anne.
Il parlait tout bas.
— Anne…
— Je voudrais vous embrasser.
Rochelle ne dit rien, mais elle s’écarta un peu.
— Vous gâchez tout, dit-elle. Vous êtes comme tous les hommes.
— Vous aimeriez mieux que je vous dise que vous ne me faites aucun effet.
— Vous n’êtes pas poétique.
Son ton était désabusé.
— On ne peut pas être poétique avec une fille jolie comme vous, dit Anne.
— Alors vous auriez envie d’embrasser n’importe quelle idiote. C’est bien ce que je pensais.
— Ne soyez pas comme ça, Rochelle.
— Comme quoi ?
— Comme ça… vilaine.
Elle se rapprocha légèrement, mais elle restait boudeuse.
— Je ne suis pas vilaine.
— Vous êtes adorable.
Rochelle avait très envie qu’Anne l’embrasse mais il fallait un peu le dresser. Il ne faut pas les laisser faire.
Anne ne la touchait pas, il ne voulait pas la brusquer. Pas tout en même temps. Et puis, elle était très sensible. Très douce. Si jeune. Attendrissante. Pas l’embrasser sur la bouche. Vulgaire. Caresses, les tempes, peut-être les yeux. Près de l’oreille. D’abord passer le bras autour de la taille.
— Je ne suis pas adorable.
Elle fit mine d’écarter le bras qu’Anne venait de passer autour de sa taille. Il résista très peu. Si elle avait voulu, il l’aurait enlevé.
— Je vous ennuie ?…
Elle n’avait pas voulu.
— Vous ne m’ennuyez pas. Vous êtes comme tous les autres.
— C’est pas vrai.
— On sait tellement bien ce que vous allez faire.
— Non, dit Anne, je ne vais pas vous embrasser si vous ne voulez pas.
Rochelle ne répondit pas et baissa les yeux. Les lèvres d’Anne étaient tout près de ses cheveux. Il lui parlait à l’oreille. Elle sentait son souffle, léger et contenu ; elle s’écarta de nouveau.
Anne n’aimait pas ça. La dernière fois, dans l’auto qu’est-ce qu’il lui filait comme patin… Et elle se laissait faire. Mais là, tout de suite, ça pimbêche. On ne peut pas écraser un type toutes les fois qu’on a envie d’embrasser une fille. Pour la mettre en état de réceptivité, il se rapprocha délibérément, lui saisit la tête et posa ses lèvres sur la joue rosée de Rochelle. Sans appuyer. Elle résistait un peu. Pas longtemps.
— Non… murmura-t-elle.
— Je ne voulais pas vous ennuyer, dit Anne dans un souffle.
Elle tourna un peu sa figure et lui laissa sa bouche. Elle le mordit pour jouer. Un si grand garçon. Il faut aussi leur apprendre. Elle entendit du bruit du côté de la porte, et, sans changer de position, regarda ce que c’était. Il y avait le dos d’Angel qui s’en allait dans le couloir du wagon.
Rochelle caressait les cheveux d’Anne.
… Je ne mettrai plus de petits machins comme ça que de place en place, parce que cela devient emmerdant.
(Boris Vian,
« Pensées inédites. » )
Filait sur la route le Pr Mangemanche, dans un véhicule personnel, car il se rendait en Exopotamie par ses propres moyens. Le produit de ces moyens, voisin de l’extrême, défiait toute description, mais l’une d’entre elles releva le gant, et le résultat suit :
Il y avait : à droite et en avant, une roue,
en avant et à gauche, une roue,
à gauche et en arrière, une roue,
en arrière et à droite, une roue,
au milieu et dans un plan incliné à 450 sur celui déterminé par trois des centres de ces roues (dans lequel il arrivait que se trouvît aussi la quatrième), une cinquième roue, laquelle dénommait Mangemanche le volant. Sous l’influence de celle-ci, l’ensemble prenait par moment des mouvements d’ensemble et c’est bien naturel.
À l’intérieur, entre des parois de tôle et de fonte, on aurait pu dénombrer un grand planté d’autres, diverses, roues, mais en se mettant de la graisse plein les doigts.
On citera encore du fer, de l’étoffe, du phare, de l’huile, du carburant départemental, un radiateur, un pont dit arrière, des pistons volubiles, des bielles, du vilebrequin, du magna et de l’interne, assis à côté de Mangemanche, et qui lisait un bon livre : La Vie de Jules Gouffé, par Jacques Loustalot et Nicolas. Un étrange système ingénieux, dérivé du coupe-racines, enregistrait instantanément l’allure immédiate du tout, et Mangemanche surveillait l’aiguille y afférente.
– Ça gaze, dit l’interne en levant les yeux. Il posa son livre et en prit un autre dans sa poche.
— Oui, dit Mangemanche.
Sa chemise jaune éclatait de joie sous le soleil qui leur faisait face.
— Nous y serons ce soir, dit l’interne, feuilletant rapidement son nouveau bouquin.
— Voire… répondit Mangemanche. Nous n’y sommes point encore. Et les embûches peuvent se multiplier.
— Se multiplier par quoi ? dit l’interne.
— Par rien, dit Mangemanche.
— Alors il n’y en aura pas, dit l’interne, parce que quelque chose qu’on multiplie par rien, ça fait toujours rien.
— Vous me faites suer, dit Mangemanche. Où avez-vous appris ça ?
— Dans ce livre, dit l’interne.
C’était le cours d’arithmétique de Brachet et Dumarqué. Mangemanche l’arracha des mains de l’interne et le jeta par-dessus bord. Il s’engloutit dans le fossé par un grand jaillissement d’éclairs lumineux.
– Ça y est, dit l’interne. Brachet et Dumarqué vont sûrement mourir.
Il se mit à pleurer amèrement.
— Ils en ont vu d’autres, dit Mangemanche.
— Pensez-vous, dit l’interne. Tout le monde aime Brachet et Dumarqué. C’est de l’envoûtement à rebours, ce que vous faites là. C’est puni par la loi.
— Et piquer à la strychnine des chaises qui ne vous ont rien fait ? dit sévèrement le professeur. Ça n’est pas puni par la loi, non ?
— Ce n’était pas de la strychnine, sanglota l’interne. C’était du bleu de méthylène.
— C’est pareil, dit Mangemanche. Cessez de m’asticoter. Ça vous retombera toujours sur le nez. Je suis très méchant.
Il rit.
— C’est vrai, dit l’interne.
Il renifla et passa sa manche sous son nez.
— Vous êtes un sale vieux bonhomme, dit-il.
— C’est exprès, répondit Mangemanche. C’est pour me venger. C’est depuis que Chloé [5] Allusion à « l’Écume des jours », premier roman de Boris Vian.
est morte.
— Oh, n’y pensez plus ! dit l’interne.
— J’y suis bien forcé.
— Pourquoi continuez-vous à porter des chemises jaunes, alors ?
– Ça ne vous regarde pas, dit Mangemanche. Voilà encore une phrase que je vous répète quinze fois par jour et vous recommencez quand même.
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