Le pot, de grande taille, en porcelaine grossière, était peint, au fond, d’un œil que le calcaire et la silice obstruaient à moitié. À petits coups précis, Athanagore fit sauter les éclats pétrifiés, dégageant l’iris et la pupille. Vu en entier, c’était un assez bel œil bleu, un peu dur, aux cils plaisamment recourbés. Athanagore regardait plutôt d’un autre côté pour se dérober à l’interrogation insistante qu’impliquait l’expression de ce vis-à-vis céramique. Lorsque le nettoyage fut chose faite, il remplit le pot de sable, pour ne plus voir l’œil, le retourna sens dessus dessous et le brisa de plusieurs coups de marteau, puis il ramassa les fragments épars. Ainsi, le pot tenait très peu de place et pourrait entrer dans une boîte du modèle standard, sans déparer la régularité des collections du maître, qui tira de sa poche le réceptacle en question.
Ceci fait, Athanagore se désaccroupit et partit en direction présumée d’Amadis Dudu. Si ce dernier montrait, pour l’archéologie, des dispositions, il méritait que l’on s’y intéressât. Le sens infaillible qui guidait l’archéologue dans ses démarches ne manqua point à le diriger vers la bonne place. Effectivement assis à un bureau, Amadis Dudu téléphonait. Sous son avant-bras gauche, Atha vit un sous-main dont le buvard portait déjà les marques d’un travail intense ; une pile de lettres devant lui, prêtes à l’expédition, et, dans une corbeille, le courrier déjà reçu.
— Savez-vous où l’on peut déjeuner par ici ? demanda Amadis, couvrant le récepteur de sa main, sitôt qu’il eut aperçu l’archéologue.
— Vous travaillez trop, répondit Athanagore. Le soleil va vous abrutir.
— C’est un pays charmant, assura Amadis. Et il y a beaucoup à faire.
— Où avez-vous trouvé ce bureau ?
— On trouve toujours un bureau. Je ne peux pas travailler sans bureau.
— Vous êtes venu par le 975 ?
Le correspondant d’Amadis devait s’impatienter, car le récepteur se tordait violemment dans sa main. Avec un mauvais sourire, Amadis saisit une épingle dans le plumier et la planta dans le petit trou noir. Le récepteur se roidit et il put le reposer sur l’appareil.
— Vous disiez ? s’enquit Amadis.
— Je disais : vous êtes arrivé par le 975 ?
— Oui. Il est assez commode. Je le prends tous les jours.
— Je ne vous ai jamais vu par ici.
— Je ne prends pas ce 975-là tous les jours. Comme je vous le disais, il y a beaucoup à faire ici. Accessoirement, pourriez-vous m’indiquer où l’on peut déjeuner ?
— Il doit être possible de trouver un restaurant, dit Athanagore. Je vous avoue que depuis mon arrivée ici je ne m’en suis pas préoccupé. J’avais amené des provisions, et puis on peut pêcher dans le Giglyon.
— Vous êtes ici depuis ?
— Depuis cinq ans, précisa Athanagore.
— Vous devez connaître le pays, alors.
— Pas trop mal. Je travaille plutôt en dessous. Il y a des plissements siluro-dévoniens, des merveilles. J’aime aussi certains coins de pléistocène où j’ai trouvé des traces de la ville de Glure.
— Connais pas, dit Amadis. Le dessus ?
– Ça, il faut demander à Martin de vous guider, dit Athanagore. C’est mon factotum.
— Il est pédéraste ? demanda Amadis.
— Oui, dit Athanagore. Il aime Dupont.
– Ça m’est égal, dit Amadis. Tant pis pour Dupont.
— Vous allez le peiner, dit Atha. Et il ne me fera pas la cuisine.
— Puisqu’il y a un restaurant…
— Vous êtes sûr ?
— Venez avec moi, dit Amadis. Je vous y mène. Il se leva, remit sa chaise en place. Dans le sable jaune, il était facile de la faire tenir droite.
— C’est propre, ce sable, dit Amadis. J’aime bien cet endroit. Il n’y a jamais de vent ?
— Jamais, assura Athanagore.
— Si nous descendons le long de cette dune-là, nous allons trouver le restaurant.
De longues herbes vertes, raides et cirées, tachaient le sol d’ombres filiformes. Les pieds des deux marcheurs ne faisaient aucun bruit et creusaient des empreintes coniques aux contours doucement arrondis.
— Je me sens un autre homme, ici, dit Amadis. L’air est très sain.
— Cela simplifie tout. Avant de venir ici, j’ai eu des moments de timidité.
– Ça paraît vous avoir passé, dit Athanagore. Quel âge avez-vous ?
— Je ne peux pas vous donner de chiffre, dit Amadis. Je ne me rappelle pas le début. Tout ce que je pourrais faire, c’est répéter quelque chose que l’on m’a dit et dont je ne suis pas sûr. J’aime mieux pas. En tout état de cause, je suis encore jeune.
— Je vous donnerais vingt-huit ans, dit Athanagore.
— Je vous remercie, dit Amadis. Je ne saurais qu’en faire. Vous trouverez sûrement quelqu’un à qui ça fera plaisir.
— Oh, bon ! dit Atha. Il était un peu vexé.
La dune descendait maintenant en pente raide, et une autre, aussi haute, masquait l’horizon ocre. Des dunes adventives, plus petites, formaient des replis, dessinant des cols et des passes à travers lequel Amadis se dirigeait sans la moindre hésitation.
— C’est assez loin de ma tente, dit Atha.
– Ça ne fait rien, dit Amadis. Vous suivrez nos empreintes pour revenir.
— Mais si on se trompe de chemin en y allant ?
— Eh bien, vous vous perdrez en revenant, voilà tout.
— C’est embêtant, dit Atha.
— N’ayez pas peur. Je sais sûrement où c’est. Tenez, regardez.
Derrière la grosse dune, Athanagore aperçut le restaurant italien : Joseph Barrizone, propriétaire. On l’appelait Pippo. Les stores de toile rouge se détachaient gaiement sur la peinture laquée des murs de bois. Laquée blanche. Pour préciser. Devant le soubassement de briques claires, des hépatrols sauvages fleurissaient sans répit dans des pots de terre vernissée. Il en poussait aussi aux fenêtres.
— On sera très bien là, dit Amadis. Ils doivent avoir des chambres. Je vais y faire transporter mon bureau.
— Vous allez rester là ? dit Atha.
— On va construire un chemin de fer, dit Amadis. J’ai écrit à ma maison pour ça. J’ai eu l’idée ce matin.
— Mais il n’y a pas de voyageurs, dit Athanagore.
— Vous trouvez que ça arrange les chemins de fer, vous, les voyageurs ?
— Non, dit Athanagore. Évidemment non.
— Donc, il ne s’usera pas, dit Amadis. Ainsi, dans le calcul des frais d’exploitation, on n’aura jamais à tenir compte de l’amortissement du matériel. Vous vous rendez compte ?
— Mais ce n’est qu’un poste du bilan, observa Athanagore.
— Qu’est-ce que vous y connaissez, en affaires, hein ? répliqua brutalement Amadis.
— Rien, dit Athanagore. Je suis juste archéologue.
— Alors venez déjeuner.
— J’ai déjà déjeuné.
– À votre âge, dit Amadis, vous devez pouvoir déjeuner deux fois.
Ils arrivaient à la porte vitrée. Tout le rez-de-chaussée était vitré sur la façade, et l’on voyait les rangées de petites tables propres et les chaises de cuir blanc.
Amadis poussa le battant et une sonnette s’agita fiévreusement. Derrière le grand comptoir à droite, Joseph Barrizone que l’on appelait Pippo, lisait du langage majuscule dans un journal. Il avait une belle veste blanche toute neuve et un pantalon noir, et un col ouvert, parce qu’il faisait tout de même relativement chaud.
— Faccé la barba à sept houres c’to matteigno ? demanda-t-il à Amadis.
— Si, répondit Amadis.
S’il en ignorait l’orthographe, il comprenait le patois de Nice.
— Bien ! répondit Pippo. C’est pour déjeuner ?
— Oui. Qu’est-ce qu’il y a ?
— Tout ce qu’on peut trouver dans ce restaurant terrestre et diplomatique, répondit Pippo avec un fameux accent italien.
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