Le désert est souvent employé. Arthur Eddington a donné le moyen de récupérer tous les lions qu’il contient ; il suffit de tamiser le sable, et les lions restent sur la toile. Ceci comporte une phase — la plus intéressante — la phase d’agitation. À la fin, on a bien tous les lions sur la toile du tamis. Mais Eddington a oublié qu’il reste aussi les cailloux. Je crois que je parlerai des cailloux, de temps en temps.
C’est là un procédé fort avantageux, et son économie, jointe à la qualité des fibres rend cette méthode particulièrement intéressante !
(René Escourrou,
« Le papier » , Librairie Armand Colin, 1941, page 84.)
Alors, comme il avait faim, Athanagore Porphyrogénète reposa son marteau archéologique, et, fidèle à sa devise (sit tibi terra levis [2] Traduit du latin : que la terre te soit légère.
), entra sous sa tente pour déjeuner, laissant là le pot turcique qu’il achevait de désincrustir.
Puis, pour la commodité du lecteur, il remplit la fiche de renseignement suivante, reproduite ci-dessous in extenso, mais en typographie seulement :
Taille : 1 m 65
Poids : 69 kilogrammes force
Cheveux : grisonnants
Système pileux résiduaire : peu développé
Âge : incertain
Visage : allongé
Nez : foncièrement droit
Oreilles : type universitaire en anse d’amphore
Vêture : peu soignée et les poches déformées par un bourrage sans scrupule
Caractères annexes : sans aucun intérêt
Habitudes : sédentaires en dehors des périodes de transition.
Ayant rempli cette fiche, il la déchira, car il n’en avait absolument pas besoin, vu qu’il pratiquait depuis son jeune âge, le petit exercice socratique nommé vulgairement :
γνωθι σεαυτον [3] Traduit du grec ancien : connais-toi toi-même.
La tente d’Atha était formée d’une pièce de toile taillée spécialement, munie d’œillets en de certains points judicieusement choisis, et reposant sur le sol par l’intermédiaire de perches de bois de bazooka cylindre, qui lui donnaient une assise ferme et suffisante.
Au-dessus de cette pièce de toile, se trouvait tendue une autre pièce de toile, à une distance convenable, assujettie par le truchement de cordons reliés à des piquets métalliques, qui mettaient le tout à la terre pour éviter les ronflements désagréables.
Le montage de cette tente, excellemment réalisé par les soins de Martin Lardier, le factotum d’Athanagore, procurait au visiteur, toujours éventuel, un ensemble de sensations en rapport avec la qualité et l’acuité de ses facultés intrinsèques, mais réservait l’avenir. Il ne couvrait, en effet, qu’une surface de six mètres carrés (et des fractions, car la tente venait d’Amérique, et les Anglo-Saxons expriment en pouces et en pieds ce que les autres mesurent en mètres ; ce qui faisait dire à Athanagore : dans ces pays où le pied règne en maître, il serait bon que le mètre prît pied) et il y avait encore plein de place à côté.
Martin Lardier, qui s’occupait, dans les parages, à redresser la monture de sa loupe tordue par un grossissement trop élevé, rejoignit son maître sous la tente. À son tour, il remplit une fiche ; il la déchira malheureusement trop vite pour que l’on ait le temps de la recopier, mais on le recoincera au tournant. D’un coup d’œil, on pouvait se rendre compte qu’il avait les cheveux bruns.
— Servez le repas, Martin, pria l’archéologue qui faisait régner la discipline de fer dans son champ de fouilles [4] Produisant ainsi des courants induits par le moyen desquels, à travers des solénoïdes, il s’éclairait.
.
— Oui, maître, répondit, sans vain souci d’originalité, Martin.
Il déposa le plateau sur la table et s’assit en face d’Athanagore ; les deux hommes entrechoquèrent bruyamment leurs fourchettes à cinq doigts en piquant, d’un commun accord, dans la grosse boîte de ragoût condensé que venait d’ouvrir Dupont, le serviteur nègre.
Dupont, le serviteur nègre, préparait dans sa cuisine une autre boîte de conserve pour le repas du soir. Il lui fallait, tout d’abord, faire cuire avec l’assaisonnement cérémonial, sur un feu laborieusement entretenu au moyen de sarments solennels en état d’ignition, puis distiller la soudure, remplir de méture la boîte de tôle étamée avec la nourriture cuite à grande eau, non sans avoir vidé la grande eau dans le petit lévier ; et puis souder le couvercle avec la soudure comme du fer et ça faisait une boîte de conserve pour le repas du soir.
Dupont, fils d’artisans laborieux, les avait tués afin qu’ils puissent enfin s’arrêter et se reposer en paix. Évitant les félicitations ostensibles, il vivait à l’écart, d’une vie de religion et de dévouement, espérant être canonné par le Pape avant de mourir, comme le Père de Foucault prêchant la croisière. En règle générale il bombait le torse, pour l’instant il s’affairait, empilant les bûchettes sur du feu en équilibre instable, lardant de coups de serpe des seiches humides dont il jetait l’encre aux porcs avant de les noyer dans l’eau minéralogique qui bouillait dans un seau constitué de lamelles étroitement jointives de tulipier à cœur rouge. Au contact de l’eau bouillante, les seiches prenaient une belle couleur indigo ; la lueur du feu ricochait sur la surface frissonnante, posant au plafond de la cuisine des reflets en forme de cannabis indica, mais dont l’odeur différait à peine de celle des lotions d’arôme Patrelle que l’on trouve chez tous les bons coiffeurs, André et Gustave en particulier.
L’ombre de Dupont parcourait la pièce à gestes coudés et rompus. Il attendait la fin du repas d’Athanagore et de Martin pour desservir.
Cependant Martin faisait à son maître le récit en forme de dialogue des événements de la matinée.
— Quoi de neuf ? dit Athanagore.
— Rien de nouveau quant à ce qui concerne le sarcophage, dit Martin. Il n’y en a pas.
— On continue à creuser ?
— On continue. Dans tous les sens.
— Nous réduirons à une seule direction quand nous pourrons.
— On a signalé un homme dans la région, dit Martin.
— Qu’est-ce qu’il fait ?
— Il est arrivé par le 975. Il s’appelle Amadis Dudu.
— Ah, soupira Athanagore, ils ont enfin ramassé un voyageur…
— Il est installé, dit Martin. Il a emprunté un bureau et il écrit des lettres.
– À qui a-t-il emprunté un bureau ?
— Je ne sais pas. Il a l’air de travailler dur.
— C’est curieux.
— Pour le sarcophage ? dit Martin.
– Écoutez, Martin, ne vous habituez pas à l’idée que nous allons trouver un sarcophage tous les jours.
— Mais nous n’en avons encore trouvé aucun ?…
— Ceci prouve bien qu’ils sont rares, conclut Athanagore.
Martin secoua la tête, écœuré.
— Ce coin ne vaut rien, dit-il.
— Nous venons à peine d’amorcer, observa Athanagore. Vous êtes trop pressé.
— Excusez-moi, maître, dit Martin.
– Ça n’a pas d’importance. Vous me ferez deux cents lignes pour ce soir.
— Quel genre, maître ?
— Traduisez-moi en grec une poésie lettriste d’Isidore Isou. Prenez-en une de la longueur.
Martin repoussa sa chaise et sortit. Il en avait pour jusqu’à sept heures du soir, au moins, et il faisait très chaud.
Athanagore termina son repas. Il reprit son marteau archéologique en sortant de la tente ; il tenait à finir de désincrustir son pot turcique. Mais il avait l’intention de se dépêcher ; la personne du dénommé Amadis Dudu commençait à l’intéresser.
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