— Bonjour, monsieur le Professeur, dit le marchand.
Il connaissait bien Mangemanche.
— Bonne nouvelle, monsieur Cruc, dit Mangemanche. Je viens de tuer trois clients et je vais avoir le temps de travailler de nouveau.
– Épatant ! dit M. Cruc. Il ne faut pas les rater.
— La médecine, dit le professeur, c’est très bien pour se marrer, mais ça ne vaut pas les modèles réduits.
— Ne dites pas ça, dit M. Cruc. J’ai commencé ma médecine il y a deux jours et ça me plaît.
— Oh, vous en reviendrez ! dit Mangemanche. Est-ce que vous avez vu le nouveau petit moteur italien ?
— Non, dit M. Cruc. Comment qu’il est ?
— Terrible ! dit Mangemanche. On en mangemancherait.
— Ah ! Ah ! Ah ! dit M. Cruc, vous êtes toujours marrant, professeur.
— Oui, mais il n’y a pas d’allumage, dit le professeur.
Les yeux de Cruc s’allongèrent en large. Ce qui eut pour effet de lui faire baisser les paupières, et il se pencha vers le professeur, les mains posées à plat sur le comptoir.
— Non ? haleta-t-il.
— C’est vrai…
Mangemanche parlait d’un ton net, doux et rose, qui excluait l’impossibilité.
— Vous l’avez vu ?
— J’en ai un chez moi, et il marche.
— D’où le tenez-vous ?
— Mon correspondant italien, Alfredo Jabès, me l’a envoyé.
— Vous me le montrerez ? dit Cruc.
L’espoir creusait ses joues piriformes.
— Ah, dit Mangemanche, ça dépend.
Il passa les doigts entre le col de sa chemise bouton d’or et son cou cylindro-conique.
— J’ai besoin de fournitures.
— Servez-vous, dit Cruc. Prenez ce que vous voudrez, ne payez pas, mais je vais chez vous tout à l’heure.
— Bon, dit Mangemanche.
Il gonfla d’air ses poumons et se précipita à l’intérieur du magasin en chantant un air de guerre. Cruc le regardait faire. Il aurait accepté de le voir emporter toute la boutique.
— C’est inouï !.. dit Cruc.
Le moteur venait de s’arrêter, Mangemanche tripota le pointeau et tourna l’hélice pour le remettre en marche. Au troisième tour, elle partit d’un coup sec et il n’eut pas le temps de retirer sa main. Il se mit à sauter sur place en gémissant. Cruc prit sa place et la lança à son tour. Le moteur redémarra en un clin d’œil. Dans la petite bouteille de combustible, on voyait des bulles d’air entrer par la soupape, comme un escargot qui bave, et, par les deux lumières de l’échappement, de l’huile ruisselait tout doucement.
Le vent de l’hélice soufflait la fumée de l’échappement sur Mangemanche qui s’était approché de nouveau. Il tenta de tourner la manette du contre-piston pour régler la compression, et se brûla les doigts très fort. Il secoua sa main et la mit tout entière dans sa bouche.
— Merde et merde ! jura-t-il.
À travers ses doigts, on comprenait mal, heureusement. Cruc, hypnotisé, tentait de suivre des yeux le mouvement de l’hélice, et ses globes tournaient à cet effet, dans l’orbite, mais la force centrifuge projetait les cristallins vers l’extérieur, et il voyait juste le bord interne de ses paupières, aussi il s’arrêta. La lourde table, sur laquelle était vissé le petit carter d’aluminium, vibrait et faisait trembler toute la pièce.
– Ça marche !.. se mit à crier Cruc.
Et il s’écarta de la table et saisit Mangemanche par les mains. Ils dansèrent une ronde, pendant que la fumée bleue fuyait vers le fond de la pièce.
Les surprenant au beau milieu d’un saut périlleux, la sonnerie du téléphone manifesta des dispositions certaines pour la production d’un bruit strident rappelant le sifflement d’une méduse. Mangemanche, saisi en plein vol, retomba à plat sur le dos, tandis que Cruc allait se ficher en terre, la tête en avant, dans un pot vert qui contenait une grande palme académique.
Mangemanche se releva le premier et courut répondre. Cruc manœuvrait pour sortir de la terre et finit par se relever avec le pot, car il tirait sur la tige de la palme en la prenant pour son cou. Il s’aperçut de son erreur lorsque toute la terre lui dégoulina dans le dos.
Mangemanche revint, l’air furieux. Il cria à Cruc d’arrêter le moteur, parce que cela faisait un potin infernal. Cruc s’approcha, ferma le pointeau, et le moteur stoppa en produisant un bruit de baiser méchant, sec et aspiré.
— Je m’en vais, dit Mangemanche. Un malade me demande.
— C’est un de vos clients ?
— Non, mais je dois y aller.
— C’est assommant, dit Cruc.
— Vous pouvez rester le faire marcher, dit Mangemanche.
— Oh, alors, ça va. Allez-y ! dit Cruc.
— Vous êtes malin, dit Mangemanche. Ça vous est égal.
— Complètement.
Cruc se pencha sur le cylindre brillant, dévissa légèrement le pointeau, et changea de place pour remettre le moteur en marche. Celui-ci démarra au moment où Mangemanche quittait la pièce. Cruc avait modifié le réglage de la compression, et, avec un ronflement rageur, l’hélice arracha la table du sol ; le tout s’écrasa sur le mur opposé. Au bruit, Mangemanche était revenu. En voyant ça, il tomba à genoux et se signa. Cruc était déjà en prières.
La domestique de Cornélius Onte introduisit le Pr Mangemanche dans la chambre du blessé. Celui-ci tricotait, pour passer le temps, un motif jacquard de Paul Claudel, qu’il avait relevé dans un numéro de « La Pensée Catholique et le Pèlerin Agglomérés. »
— Salut ! dit Mangemanche. Vous me dérangez.
— Oui ? dit Cornélius. J’en suis peiné.
— Je vois. Vous avez mal ?
— J’ai la hanche en cinq morceaux.
— Qui vous a soigné ?
— Perriljohn. Ça va très bien maintenant.
— Alors, pourquoi est-ce que vous m’avez fait venir ?
— Je voulais vous proposer quelque chose, dit Cornélius.
— Allez vous faire foutre ! dit Mangemanche.
— Bon, dit Cornélius. J’y vais.
Il tenta de se lever, et à peine avait-il mis un pied par terre que sa hanche se recassa. Il s’évanouit très nettement. Mangemanche se saisit du téléphone et demanda qu’on envoie une ambulance pour le faire transporter dans son service.
— Vous le piquerez à l’évipan tous les matins, dit Mangemanche. Je ne veux pas qu’il se réveille quand je passe dans le service. Il me barbe tout le temps avec…
Il s’interrompit. L’interne le considérait attentivement.
– Ça ne vous regarde pas, au fait, dit Mangemanche. Comment va sa hanche ?
— On a mis des vis, dit l’interne. Des vis du grand modèle. Superbe fracture, qu’il a là.
— Vous savez qui c’est, Kylala ? demanda Mangemanche.
— Heu… dit l’interne.
— Si vous ne le connaissez pas, n’en parlez pas. C’est un ingénieur finlandais qui a inventé un système d’échappement pour les locomotives.
— Ah ?… dit l’interne.
— Perfectionné plus tard par Chaplon, compléta Mangemanche. Mais, après tout, ça ne vous regarde pas non plus.
Il quitta le chevet de Cornélius et son regard se porta sur le lit voisin. La femme de service venait, profitant de ce qu’aucun malade ne l’occupait, de poser une chaise dessus pour faire le ménage.
— Qu’est-ce qu’elle a, cette chaise ? dit Mangemanche, plaisantin.
— Elle a la fièvre, répondit l’interne, non moins.
— Vous vous foutez de moi, hein ? dit Mangemanche. Mettez-lui un thermomètre, on va bien voir.
Il se croisa les bras et attendit. L’interne quitta la pièce et revint avec une chignole et un thermomètre. Il retourna la chaise cul par-dessus tête, et se mit à percer un trou sous le siège. Il soufflait dessus en même temps pour faire partir la sciure.
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