Anne dit quelque chose à Angel, mais Angel pensait à autre chose, c’est naturel. Alors, Anne se retourna vers Angel, et son mouvement fit dévier un peu le volant. C’est malheureux à dire, mais il venait un piéton sur le trottoir et il reçut l’aile de la voiture en plein sur la hanche, tandis que la roue avant droite grimpait sur le trottoir. Le monsieur fit un grand bruit en tombant, et resta couché en se tenant la hanche. Il était agité de saccades convulsives. Angel avait déjà ouvert la portière et se précipita dehors. Il se pencha, mortellement inquiet, sur le blessé. Celui-ci se tordait de rire, et s’arrêtait, par instants, pour gémir un bon coup, et, puis, il recommençait à se rouler de joie.
— Vous souffrez ? demanda Angel. Rochelle ne regardait pas. Elle restait dans la voiture, la tête dans ses mains. Anne avait une sale figure. Il était pâle. Il croyait que l’homme agonisait.
— C’est vous ? hoqueta l’homme en désignant Angel.
Une crise de fou rire le reprit. Les larmes ruisselaient sur sa figure.
— Remettez-vous, dit Angel. Vous devez avoir très mal.
— Je souffre comme un veau, parvint à dire le monsieur.
Sa phrase le plongea dans un tel délire qu’il avança de deux pieds en faisant le tonneau. Anne restait là, perplexe. Il se retourna et vit Rochelle. Elle pleurait, car elle se figurait que l’homme se plaignait, et elle avait peur pour Anne. Il s’approcha d’elle ; par la portière ouverte, il prit sa tête entre ses deux grandes mains et l’embrassa sur les yeux.
Angel voyait cela sans le vouloir, mais quand les mains de Rochelle se rejoignirent sur le col du veston d’Anne, il écouta de nouveau le monsieur. Celui-ci faisait des efforts pour tirer son portefeuille de sa poche.
— Vous êtes ingénieur ? dit-il à Angel. Son rire se calmait un peu.
— Oui… murmura Angel.
— Vous me remplacerez, alors. Je ne peux pas, décemment, aller en Exopotamie avec une hanche brisée en cinq morceaux. Si vous saviez ce que je suis content !..
— Mais… dit Angel.
— C’est vous qui conduisiez, hein ?
— Non, dit Angel. C’est Anne…
— Ennuyeux… dit l’autre.
Sa figure se rembrunit et sa bouche tremblait.
— Ne pleurez pas, dit Angel.
— On ne peut pas envoyer une fille à ma place…
— C’est un garçon… dit Angel. Ceci galvanisa le blessé.
— Vous féliciterez la mère…
— Je n’y manquerai pas, dit Angel, mais elle est déjà faite à cette idée.
— Alors, on va envoyer Anne en Exopotamie. Je m’appelle Cornélius Onte.
— Moi, c’est Angel.
— Prévenez Anne, dit Cornélius. Il faut qu’il signe. Heureusement, que le nom était en blanc sur mon contrat !
— Pourquoi ça ? demanda Angel.
— Je crois qu’ils se méfiaient de moi, dit Cornélius. Appelez Anne.
Angel se retourna. Il regarda, et il avait mal, mais il fit deux pas et posa la main sur l’épaule d’Anne. Il était dans le cirage, et ses yeux… affreux à voir. Ceux de Rochelle restaient fermés.
— Anne, dit Angel. Il faut que tu signes.
— Quoi ? dit Anne.
— Un contrat pour l’Exopotamie.
— Pour construire un chemin de fer, précisa Cornélius.
Il geignit à la fin de sa phrase, car les morceaux de sa hanche, en se cognant, faisaient un bruit désagréable à ses oreilles.
— Vous allez partir là-bas ? dit Rochelle.
Et Anne se pencha de nouveau vers elle pour lui dire de répéter. Et il répondit oui. Il fouilla dans sa poche et prit son stylo. Cornélius tendait le contrat. Anne remplit les formules et mit sa signature en bas de la page.
— Est-ce qu’on vous met dans la voiture pour vous conduire à l’hôpital ? proposa Angel.
— Ce n’est pas la peine, dit Cornélius. Il passera bien une ambulance. Rendez-moi le contrat. Vraiment, je suis content.
Il reprit le contrat et s’évanouit.
— Je ne sais pas quoi faire, dit Anne.
— Il faut que tu y ailles, dit Angel. Tu as signé.
— Mais je vais m’embêter horriblement, dit Anne. Je serai tout seul.
— As-tu revu Cornélius ?
— Il m’a téléphoné. Je dois partir après-demain.
– Ça t’embête tant que ça ?
— Non, dit Anne. Ça me fera voir du pays, au fond.
— Tu ne veux pas le dire, dit Angel, mais c’est à cause de Rochelle que ça t’ennuie.
Anne regarda Angel avec étonnement.
— Vraiment, je n’y songeais pas. Tu crois qu’elle m’en voudra, si je m’en vais ?
— Je ne sais pas, dit Angel.
Il pensait que si elle restait, il pourrait la voir de temps en temps. Ses yeux étaient bleus. Anne serait parti.
— Tu sais… dit Anne.
— Quoi ?
— Tu devrais venir avec moi. Ils ont sûrement besoin de plusieurs ingénieurs.
— Mais je ne connais rien aux chemins de fer, dit Angel.
Il ne pouvait pas laisser Rochelle si Anne s’en allait.
— Tu t’y connais autant que moi.
— Tu sais au moins tout ce qui concerne les cailloux, avec ta situation.
— J’en vends, dit Anne. Je n’y connais rien, je t’assure. On ne connaît pas forcément ce qu’on vend.
— Si nous partons tous les deux… dit Angel.
— Oh, dit Anne, elle trouvera bien d’autres types pour s’occuper d’elle…
— Mais tu n’es pas amoureux d’elle ? demanda Angel.
Cela remuait un peu anormalement du côté de son cœur. Il essaya de s’empêcher de respirer pour arrêter, mais c’était fort.
— C’est une très jolie fille, dit Anne. Mais il y a des sacrifices à faire.
— Mais, alors, demanda Angel, pourquoi est-ce que tu es si troublé à l’idée de partir ?
— Je vais m’embêter, dit Anne. Si tu viens avec moi, on pourra toujours se distraire. Tu ne peux pas venir ? Ce n’est pas Rochelle qui te retient tout de même ?
— Sûr que non, dit Angel.
Très douloureux à dire, mais rien ne se cassa.
— Au fait, dit Anne. Si je la faisais embaucher par Cornélius comme secrétaire ?
— C’est une bonne idée, dit Angel. Je vais en parler à Cornélius en lui demandant s’ils ont du travail pour moi.
— Tu te décides tout de même ? dit Anne.
— Je ne vais pas te laisser tomber comme ça.
— Bon, dit Anne. Mon vieux, je crois qu’on va rigoler. Téléphone à Cornélius.
Angel s’assit à la place d’Anne et décrocha le récepteur.
— Alors, on lui demande si Rochelle peut venir, et si ils peuvent m’embaucher ?
— Vas-y, dit Anne. Après tout, il y a des sacrifices qu’on peut très bien ne pas faire.
… Pareille décision a été prise après un débat animé ; il peut paraître intéressant de connaître les positions de chacun dans cette discussion.
(
Georges Cogniot. « Les subventions à renseignement confessionnel », La Pensée, n° 3 de Avril, Mai, Juin 1945.)
Le Pr Mangemanche [1] Ce personnage est un transfuge de « l’Écume des jours ».
regarda quelques instants la vitrine sans pouvoir détacher ses yeux du reflet brillant que l’ampoule opaline accrochait distraitement au bois poli d’une hélice à douze pales ; son cœur se démenait, plein de joie, et remua tant que sa pointe vint à toucher la dix-huitième paire de nerfs brachiaux temporaires ; et Mangemanche ouvrit la porte. La boutique sentait bon le bois scié. Il y avait des petits bouts de balsa, de pruche, d’hemlock et d’hickory dans tous les coins, coupés de toutes les formes et à tous les prix, et, dans des vitrines, des roulements à billes, des mécaniques à voler et des machins ronds, sans noms, que le marchand baptisait roues à cause d’un petit trou au milieu.
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