— Pardon, dit l’interne. C’est moi.
– Ça va, dit Mangemanche. C’est vous… si vous voulez.
— J’ai connaissance de ces propositions, dit Anne. Je peux vous les dire.
Mangemanche regarda l’interne et lui fit un signe. L’interne fouilla dans sa poche. Il était derrière Anne.
— Oui ? C’est intéressant, dit Mangemanche. Allez-y !
L’interne tira de sa poche une grosse seringue et planta l’aiguille en plein dans le gras du biceps d’Anne. Celui-ci essaya de lutter, mais s’endormit presque aussitôt.
— Où je le mets ? dit l’interne, car Anne était lourd à tenir.
— Débrouillez-vous, dit Mangemanche. Je vais visiter les salles. D’ici là, Onte sera sans doute réveillé.
L’interne écarta les bras et Anne glissa par terre.
— Je peux le mettre à la place de cette chaise… suggéra-t-il.
La chaise riposta par une série d’éclatements ricaneurs.
— Laissez-la tranquille, dit Mangemanche. Si je vous prends à l’embêter…
— Bon, dit l’interne. Alors, je le laisse là.
— Comme vous voudrez.
Le professeur réajusta sa blouse blanche et sortit d’un pas souple et feutré. Il disparut dans le couloir laqué.
Resté seul, l’interne s’approcha lentement de la chaise et la couvrit d’un regard dont suintait la méchanceté. Il était si fatigué que ses paupières retombaient à chaque instant. Une infirmière entra.
— Vous lui avez passé le bassin ? dit l’interne.
— Oui, dit l’infirmière.
— Alors ?
— Alors, elle a des oxyures de bois. Et puis, elle s’est levée toute seule, une fois. Elle va l’amble. C’est déplaisant à voir. J’étais terrorisée.
— Je vais l’ausculter, dit l’interne. Passez-moi un linge propre.
— Voilà, dit l’infirmière.
Il n’avait même pas la force de lui fourrer sa main entre les jambes, bien qu’elle eût ouvert sa blouse comme d’habitude. Dépitée, elle lui donna la serviette et s’en alla en remuant de la tôle émaillée. L’interne s’assit sur le lit et découvrit la chaise. Il s’efforçait de ne pas respirer, car elle craquait de plus belle.
Lorsque Mangemanche revint de sa visite des salles, l’interne dormait à son tour, en travers sur Anne, au pied du lit de Cornélius. Le professeur remarqua quelque chose d’insolite dans l’aspect du lit voisin et découvrit prestement la chaise Louis XV. Ses pieds s’étaient raidis. Elle avait vieilli de vingt ans. Elle était froide, inerte, et Louis XVI. Les courbes de son dossier, tendues et droites, disaient combien son agonie avait dû être pénible. Le professeur remarqua la teinte blanc-bleuâtre du bois, et donna, en se retournant, un bon coup de pied dans la tête de l’interne, mais celui-ci ne bougea pas. Il ronflait. Le professeur s’agenouilla près de lui et le secoua.
— Alors… quoi ? Vous dormez ?… Qu’est-ce que vous avez fait ?…
L’interne se mit à grouiller et ouvrit un œil filandreux.
— Qu’est-ce qui vous arrive ? répéta Mangemanche.
— Me suis piqué… murmura l’interne. Évipan aussi. Trop sommeil.
Il referma l’œil avec un ronflement caverneux. Mangemanche le secoua plus fort.
— Et la chaise ?
L’interne ricana avec lenteur.
— Strychnine.
— Salaud !.. dit Mangemanche. Il n’y a plus qu’à la remettre sur ses pieds et la faire empailler.
Il se releva vexé. L’interne dormait comme un bienheureux. Anne aussi et Cornélius aussi. Mangemanche bâilla. Il souleva la chaise avec délicatesse et la posa au pied du lit. Elle émit un dernier craquement, doux et mort, et il s’assit dessus. Sa tête oscillait de droite à gauche, et, au moment où elle se fixait dans une position commode, on frappa à la porte. Le professeur n’entendit pas, et Angel frappa de nouveau et il entra.
Mangemanche tourna vers lui deux globes vitreux et dénués d’expression.
— Jamais il ne pourra voler, marmotta-t-il.
— Vous dites ? demanda poliment Angel.
Le professeur avait du mal à se sortir de son assoupissement. Il fit un gros effort de plusieurs kilos et réussit à dire quelque chose.
— Jamais un Ping 903 n’aura la place de voler dans ce pays. Foi de Mangemanche !.. Il y a trop d’arbres.
— Mais si vous venez avec nous ? dit Angel.
— Avec vous, qui ?
— Avec Anne et moi, et Rochelle.
— Où ça ?
— En Exopotamie.
Les voiles de Morphée s’entrouvrirent au-dessus du crâne de Mangemanche, et Morphée lui-même lâcha un caillou juste sur sa fontanelle. Il se réveilla tout à fait.
— Sacré nom ! Mais c’est un désert, ça !..
— Oui, dit Angel.
— C’est ce qu’il me faut.
— C’est d’accord, alors ?
— Mais quoi, bran ? dit le professeur qui ne comprenait plus.
— Enfin. M. Onte vous a fait des propositions ?
— M. Onte me casse les pieds, dit Mangemanche. Depuis huit jours, je le fais piquer à l’évipan pour être tranquille.
— Mais il voulait simplement vous offrir une situation en Exopotamie. Médecin-chef du camp.
— Quel camp ? quand ?
— Le camp du chemin de fer qu’on va construire là-bas. Dans un mois. On devait partir demain, Anne et moi, et Rochelle.
— Qui est Rochelle ?
— Une amie.
— Jolie ?
Mangemanche se redressa. Il était ragaillardi.
— Oui, dit Angel. Du moins je trouve.
— Vous êtes amoureux, affirma le professeur.
— Oh, non ! dit Angel. C’est Anne qu’elle aime.
— Mais vous l’aimez ?
— Oui, dit Angel. C’est pour ça qu’il faut qu’Anne l’aime aussi, puisqu’elle l’aime ; elle sera contente.
Mangemanche se frotta le nez.
– Ça vous regarde, hein, dit-il. Mais méfiez-vous de ce raisonnement. Alors, vous croyez qu’il y a de la place pour faire marcher un Ping 903 ?
— Tout ce que vous voulez.
— Comment le savez-vous ?
— Je suis ingénieur, dit Angel.
— Merveilleux !
Le professeur appuya sur la sonnette au chevet de Cornélius.
— Attendez, dit-il à Angel. On va les faire réveiller.
— Comment ça ?
— Oh… assura Mangemanche, avec une piqûre, c’est très facile.
Il se tut et réfléchit.
– À quoi pensez-vous ? lui demanda Angel.
— Je vais faire venir mon interne avec moi, dit Mangemanche. C’est un garçon honnête…
Il se sentit mal à l’aise sur la chaise, mais continua.
— J’espère qu’ils auront aussi une place pour Cruc. C’est un très bon mécanicien.
— Sûrement, dit Angel.
Et puis l’infirmière entra avec tout ce qu’il fallait pour les piqûres.
Il y a lieu de s’arrêter une minute, maintenant, car cela va devenir noué et en chapitres ordinaires. On peut savoir pourquoi : il y a déjà une fille, une jolie fille. Il en viendra d’autres, et rien ne peut durer dans ces conditions.
Sinon, ce serait sans doute plus souvent gai ; mais avec les filles, il faut du triste ; ce n’est pas qu’elles aiment le triste — elles le disent, du moins — mais il vient avec elles. Avec les jolies. Les laides, on ne saurait en parler : c’est assez qu’il y en ait. D’ailleurs elles sont toutes jolies.
Une s’appellera Cuivre, et l’autre Lavande, et les noms de certaines viendront après ; mais ni dans ce livre, ni dans la même histoire.
Il y aura beaucoup de gens, en Exopotamie, parce que c’est le désert. Les gens aiment à se rassembler dans le désert, car il y a de la place. Ils essayent d’y refaire les choses qu’ils faisaient partout ailleurs, et qui, là, leur paraissent neuves ; car le désert constitue un décor sur lequel tout ressort bien, surtout si le soleil est doué, par hypothèse, de propriétés spéciales.
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