Puis, après une pause :
— « Peut-être que ceux qui, comme moi, éprouvent de la répugnance pour la guerre n’obéissent, au fond, qu’à des mobiles particuliers, personnels, organiques… à une simple intolérance constitutionnelle… La sagesse scientifique serait peut-être de considérer l’instinct de destruction comme un instinct naturel. Ce qui semble assez bien confirmé par les biologistes… Voyez-vous », reprit-il, changeant encore de sujet, « le comique, c’est que, parmi tous les vrais, les urgents problèmes qui se posent actuellement en Europe, et dont la solution exigerait de patientes études, je n’en vois pas un, pas un seul, qu’on puisse espérer trancher, à la manière, du nœud gordien, par une guerre… Alors ? »
Il souriait. Ses paroles ne semblaient jamais se greffer sur ce qu’il venait de dire ou d’entendre. Avec son regard embroussaillé et pétillant de malice, il avait toujours l’air de se faire à lui-même quelque récit piquant, dont il lui suffisait de goûter in petto le sel.
— « Mon père était officier », continua-t-il. « Il avait fait toutes les campagnes du Second Empire. J’ai été nourri d’histoire militaire. Eh bien, pour peu qu’on cherche à démêler les origines, les causes précises, d’un conflit, on est toujours frappé par son caractère de non-nécessité. C’est très intéressant… Vue avec quelque recul, il n’y a pas une guerre moderne qui n’aurait pu être évitée semble-t-il, très aisément : par le simple bon sens et la volonté pacifique de deux ou trois hommes d’État… Ce n’est pas tout. La plupart du temps, il apparaît que les belligérants ont, des deux côtés, cédé à un sentiment injustifié de méfiance et de peur, dû à la méconnaissance des véritables intentions de l’adversaire… C’est par peur que, neuf fois sur dix, les peuples se jettent les uns sur les autres… » Il eut une sorte de quinte, un rire bref et tôt étranglé. « Exactement comme ces promeneurs peureux qui se rencontrent la nuit, qui hésitent à se croiser, et qui finissent par s’élancer l’un contre l’autre… parce que chacun s’imagine qu’il est sur le point d’être attaqué… parce que chacun préfère l’offensive, même dangereuse, à l’hésitation, à l’incertitude… C’est tout à fait comique… Regardez en ce moment l’Europe : elle est la proie des fantômes. Tous les États ont peur. L’Autriche a peur des Slaves ; et peur de compromettre son prestige. La Russie a peur des Germains ; et peur qu’on prenne sa passivité pour un signe de faiblesse. L’Allemagne a peur d’une invasion des cosaques ; et peur de se trouver encerclée. La France a peur des armements de l’Allemagne, et l’Allemagne ne s’arme, elle-même, que préventivement, et par peur… Et tous refusent de faire la moindre concession pour la paix, parce qu’ils ont peur de paraître avoir peur… »
— « Sans compter », dit Jacques, « que les gouvernements impérialistes, qui sentent bien que la peur travaille pour eux, l’entretiennent avec soin ! La politique de Poincaré, la politique intérieure de la France, depuis des mois, on pourrait la définir : une utilisation méthodique de la peur nationale… »
Philip, qui n’avait pas écouté, reprit :
— « Et le plus odieux… » (Il eut un bref ricanement.) « Non : le plus comique — c’est que tous les hommes d’État s’ingénient à dissimuler cette peur derrière un étalage de nobles sentiments, de crânerie… »
Il s’interrompit, en apercevant Antoine qui se dirigeait vers eux, accompagné d’un homme d’une quarantaine d’années, que Léon venait d’introduire.
C’était Rumelles.
Sa prestance semblait l’avoir prédestiné aux cérémonies officielles. La tête était forte, rejetée en arrière, comme entraînée par le poids d’une toison dense et laineuse, d’un blond blanchissant. L’épaisse et courte moustache, aux bouts très relevés, donnait du relief à son visage adipeux et plat. Les yeux étaient assez petits, noyés dans la chair ; mais les prunelles mobiles, d’un bleu de faïence, mettaient deux flammes vivantes dans ce masque d’une solennité romaine. L’ensemble ne manquait pas de caractère, et l’on imaginait le parti que pourrait en tirer, un jour, quelque fabricant de bustes pour sous-préfectures.
Antoine présenta Rumelles à Philip, et Jacques à Rumelles. Le diplomate s’inclina devant le vieux médecin comme s’il eût été devant une célébrité contemporaine ; puis il tendit la main à Jacques, avec un empressement courtois. Il semblait s’être dit, une fois pour toutes : « Chez un homme de premier plan, la simplicité des manières est un atout de plus. »
— « Inutile de vous dire, mon cher, de quoi nous parlions », attaqua Antoine, en posant la main sur le bras de Rumelles, qui eut un sourire de complaisance.
— « Vous possédez évidemment, Monsieur, des données que nous n’avons pas », dit Philip. Il dévisageait Rumelles de son œil narquois. « Pour nous, profanes, il faut avouer que la lecture des journaux… »
Le diplomate esquissa un geste prudent :
— « Ne croyez pas, Monsieur le Professeur, que j’en sache beaucoup plus long que vous… » Il s’assura que sa boutade faisait sourire, et poursuivit : « Cela dit, je ne pense pas qu’il faille pousser les choses au noir : on a le devoir d’affirmer qu’il reste beaucoup plus de raisons d’avoir confiance, que de raisons de désespérer. »
— « À la bonne heure », fit Antoine.
Il avait manœuvré pour rapprocher Philip et Rumelles du reste des invités, et pour les faire asseoir au centre de la pièce.
— « Des raisons de confiance ? » articula le Calife, d’un ton dubitatif.
Rumelles promena son regard bleu sur les assistants, qui s’étaient groupés en cercle autour de lui, et l’arrêta sur Studler.
— « La situation est sérieuse, mais il ne faut rien exagérer », déclara-t-il, en renversant un peu la tête. Et, du ton d’un homme public dont la mission est de relever les défaillances de l’opinion, il déclara, avec force : « Dites-vous bien que les éléments favorables au maintien de la paix sont encore les plus nombreux ! »
— « Par exemple ? » reprit Studler.
Rumelles fronça légèrement les sourcils. L’insistance de ce Juif l’agaçait ; il y sentait une sourde malveillance.
— « Par exemple ? » répéta-t-il, comme s’il n’avait que l’embarras du choix. « Eh bien, mais, d’abord, l’élément anglais… Les Empires centraux ont rencontré, dès le début, au Foreign Office, une résistance énergique… »
— « L’Angleterre ? » interrompit Studler. « Bagarres à Belfast ! Émeutes sanglantes à Dublin ! Échec lamentable de la conférence irlandaise de Buckingham ! C’est une véritable guerre civile qui commence en Irlande… L’Angleterre est paralysée par cette flèche qui lui est plantée dans le dos ! »
— « À peine une épine au talon, je vous assure ! »
— « On demande Monsieur au téléphone », dit Léon, de la porte.
— « Dites que je suis occupé », cria Antoine, avec humeur.
— « L’Angleterre en a vu d’autres ! » poursuivit Rumelles. « Et si vous connaissiez comme moi le flegme de sir Edward Grey… C’est un beau type de diplomate », continua-t-il, en évitant de regarder Studler, et en se penchant du côté de Philip et d’Antoine. « Un vieil aristocrate campagnard, qui a une conception très particulière de ce que doivent être les relations internationales. Les rapports qu’il entretient avec ses collègues européens ne sont pas des rapports officiels, mais ceux d’un gentleman avec des gens de son monde. Je sais qu’il a été personnellement scandalisé par le ton de l’ultimatum. Vous avez vu qu’il avait aussitôt agi avec la plus grande fermeté, à la fois par ses remontrances à l’Autriche et par ses conseils de modération à la Serbie. Le sort de l’Europe se trouve pareillement entre ses mains, et il n’en est pas de meilleures, de plus loyales. »
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