— « Le patron reste toujours sceptique », plaisanta Antoine, en enveloppant son maître d’un regard un peu complice, et tout chargé de respectueuse affection.
Philip se tourna vers lui, et plissa finement les yeux :
— « Mon ami », dit-il, « j’avoue — et sans doute est-ce un grave symptôme de déliquescence sénile — que j’ai de plus en plus de peine à me faire une opinion… Je ne crois pas avoir jamais entendu prouver quoi que ce soit dont le contraire n’aurait pu être prouvé par d’autres, avec la même force d’évidence. C’est peut-être ça que vous appelez mon scepticisme ?… Dans le cas présent, d’ailleurs, vous vous trompez tout à fait. Je m’incline devant la compétence de M. Rumelles, et suis aussi sensible que quiconque à la force de son argumentation… »
— « Mais… », souffla Antoine, en riant.
Philip sourit.
— « Mais », poursuivit-il, en se frottant les mains avec vigueur, « à mon âge, il est difficile de compter sur le triomphe de la raison… Si la paix ne dépend plus que du bon sens des hommes, autant reconnaître alors qu’elle est bien malade !… Ce qui, d’ailleurs », reprit-il aussitôt, « ne serait pas un motif pour se croiser les bras. J’approuve pleinement que les diplomates se démènent. Il faut toujours se démener, comme s’il y avait quelque chose à faire. En médecine, c’est notre principe, n’est-ce pas, Thibault ? »
Manuel Roy lissait d’un doigt agacé sa moustache. Rien ne l’irritait plus que les palinodies désuètes du vieux maître.
Rumelles, auquel ce scepticisme académique déplaisait également, regardait obstinément du côté d’Antoine ; et, dès qu’il eut rencontré son regard, il lui fit un signe pour lui rappeler le véritable objet de sa visite : la piqûre.
Mais, à ce moment, Manuel Roy, s’adressant à Rumelles, déclara sans ambages :
— « Ce qui est grave, c’est que, si, malgré tout, les choses se gâtaient, la France n’est pas prête. Ah ! si nous disposions aujourd’hui d’une force armée indiscutable… écrasante… »
— « Pas prête ? Qui a dit ça ? » protesta le diplomate, en se redressant.
— « Hé ! mais je crois que les révélations de Humbert au Sénat, il y a trois semaines, étaient assez précises ! »
— « Allons, allons », s’écria Rumelles, en haussant très légèrement les épaules. « Les faits que M. le sénateur Humbert a “révélés”, comme vous dites, étaient connus de tout le monde, et n’ont nullement l’importance qu’on a voulu leur prêter dans une certaine presse. N’ayez pas la candeur de croire que le pioupiou français est condamné à partir en campagne nu-pieds, comme un soldat de l’an II… »
— « Mais je ne pense pas seulement aux godillots… L’artillerie lourde, par exemple… »
— « Savez-vous que beaucoup de spécialistes, et parmi les plus autorisés, contestent absolument l’utilité de ces pièces à longue portée, dont s’est entichée l’armée allemande ? C’est comme ces mitrailleuses, dont ils ont alourdi la marche de leurs fantassins… »
— « Comment est-ce fait, une mitrailleuse ? » interrompit Antoine.
Rumelles se mit à rire :
— « C’est quelque chose qui tient le milieu entre le flingot et la machine infernale qu’avait fabriquée Fieschi, vous savez, celui qui a si bien raté le roi Louis-Philippe… Ce sont des engins terribles, en théorie, dans les stands de tir. Mais dans la pratique ! Il paraît que ça s’enraye au moindre grain de sable… »
Il reprit, plus sérieusement, se tournant vers Roy :
— « Au dire des spécialistes, ce qui importe, c’est l’artillerie de campagne. Eh bien, la nôtre est très supérieure à celle des Allemands. Nous avons plus de canons 75 qu’ils n’ont de 77, et notre 75 n’est pas à comparer à leur 77… Rassurez-vous, jeune homme… La vérité, c’est que, depuis trois ans, la France a fait un effort considérable. Tous les problèmes de concentration, d’utilisation de voies ferrées, d’approvisionnement, sont aujourd’hui résolus. S’il fallait faire la guerre, croyez-moi : la France serait en excellente posture. Et nos alliés le savent bien ! »
— « C’est bien ça qui est dangereux ! » marmonna Studler.
Rumelles leva impertinemment les sourcils, comme si la pensée du Calife lui paraissait incompréhensible. Ce fut Jacques qui insista :
— « Mieux vaudrait peut-être pour nous, en effet, que la Russie n’ait pas, en ce moment, une trop grande confiance en l’armée française ! »
Fidèle à ses résolutions, il avait, jusqu’ici, écouté en silence. Mais il rongeait son frein. La question — capitale à ses yeux : l’opposition des masses — n’avait même pas été effleurée. Il se tâta rapidement, s’assura qu’il était assez maître de lui pour adopter, à son tour, ce ton détaché, spéculatif, qui semblait de règle ici ; puis il se tourna vers le diplomate :
— « Vous passiez en revue, tout à l’heure, les raisons d’avoir confiance », commença-t-il d’une voix mesurée. « Ne pensez-vous pas qu’il convienne de compter, parmi les principales chances de paix, la résistance des partis pacifistes ? » Son regard glissa sur le visage d’Antoine, y cueillit au passage une nuance d’inquiétude, et revint se poser sur Rumelles. « Il y a tout de même, à l’heure actuelle, en Europe, dix ou douze millions d’internationalistes convaincus, bien décidés, si la menace s’aggravait, à empêcher leurs gouvernements de céder aux tentations de guerre… »
Rumelles avait écouté, sans un geste, il considérait Jacques avec attention.
— « Je n’attache peut-être pas tout à fait la même importance que vous à ces manifestations populacières », prononça-t-il enfin, avec un calme qui ne dissimulait qu’à demi des sous-entendus ironiques. « Notez, d’ailleurs, que les mouvements d’enthousiasme patriotique sont, dans toutes les capitales, beaucoup plus nombreux et plus imposants que les protestations de quelques récalcitrants… Hier soir, à Berlin, un million de manifestants ont parcouru la ville, conspué l’ambassade russe, chanté la Wacht am Rhein sous les fenêtres du château royal, et couvert de fleurs la statue de Bismarck… Ce n’est pas que je songe à nier l’existence de quelques mouvements d’opposition, mais leur action est purement négative. »
— « Négative ? » s’écria Studler. « Jamais encore menace de guerre n’a soulevé, dans les masses, pareille impopularité ! »
— « Qu’entendez-vous par négative ? » demanda Jacques posément.
— « Mon Dieu », répliqua Rumelles, en faisant mine de chercher ses mots, « j’entends par là que ces partis dont vous parlez, hostiles à toute perspective de guerre, ne sont ni assez nombreux, ni assez disciplinés, ni assez unis internationalement, pour constituer, en Europe, une force avec laquelle il faille compter… »
— « Douze millions ! » répéta Jacques.
— « Douze millions peut-être, mais dont la plupart sont de simples adhérents, des “gens qui payent une cotisation”. Ne vous y trompez pas ! Combien de militants réels, actifs ? Et, parmi ces militants, il en est encore un grand nombre qui sont sensibles aux réactions patriotiques… Dans certains pays, ces partis révolutionnaires sont peut-être capables de dresser quelques obstacles contre l’autorité de leurs gouvernements ; mais ce sont des obstacles théoriques ; et, en tout cas, provisoires : car ce genre d’opposition ne peut s’exercer qu’autant qu’elle est tolérée par le pouvoir. Si les circonstances s’aggravaient, chaque gouvernement n’aurait qu’à serrer un peu la vis du libéralisme, sans même recourir à l’état de siège, pour être aussitôt délivré de ces perturbateurs… Non… Nulle part encore, l’Internationale ne représente une force susceptible de contrecarrer effectivement les actes d’un gouvernement. Et ce n’est pas en pleine période de crise, que les extrémistes pourraient improviser un parti sérieux de résistance… » Il sourit : « C’est trop tard… Pour cette fois… »
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