— « Si », concéda Jacques, laconiquement.
— « C’est beau, la vaillance ! » poursuivit Roy, avec un sourire conquérant qui fit briller son regard… « La guerre, pour des gens de notre âge, c’est un sport magnifique : le sport noble, par excellence ! »
— « Un sport », grogna Studler, indigné, « qui se paie en vies humaines ! »
— « Et puis après ? » lança Roy. « L’humanité n’est-elle pas assez prolifique pour s’offrir, de temps à autre, ce luxe-là, si ça lui est nécessaire ? »
— « Nécessaire ? »
— « Une bonne saignée est périodiquement nécessaire à l’hygiène des peuples. Dans les trop longues périodes de paix, le monde fabrique un tas de toxines qui l’empoisonnent, et dont il a besoin d’être purgé, comme l’individu trop sédentaire. Une bonne saignée serait, je crois, particulièrement nécessaire, en ce moment, à l’âme française. Et même à l’âme européenne. Nécessaire, si nous ne voulons pas que notre civilisation d’Occident sombre dans la décadence, dans la bassesse. »
— « La bassesse, pour moi, c’est justement de céder à la cruauté et à la haine ! » fit Studler.
— « Qui vous parle de cruauté ? Qui vous parle de haine ? » riposta Roy, en haussant les épaules. « Toujours les mêmes lieux communs, les mêmes clichés ridicules ! Pour ceux de ma génération, je vous assure que la guerre n’implique aucun appel à la cruauté, et moins encore un appel à la haine ! La guerre n’est pas une querelle d’homme à homme ; elle dépasse les individus : elle est une aventure entre des nations… Une aventure merveilleuse ! Le match, à l’état pur ! Sur le champ de bataille exactement comme sur le stade, les hommes qui se battent sont les joueurs de deux équipes rivales : ils ne sont pas des ennemis, ils sont des adversaires ! »
Studler fit entendre une sorte de rire, semblable à un hennissement. Immobile, il considérait le jeune gladiateur, de son œil où la prunelle sombre, dilatée, mais peu expressive, nageait dans un blanc de lait.
— « J’ai un frère capitaine au Maroc », reprit Roy, avec douceur. « Vous ignorez tout de l’armée, Calife ! Vous ne soupçonnez pas ce qu’est l’état d’esprit des jeunes officiers, leur vie de renoncement, leur noblesse morale ! Ils sont un exemple vivant de ce que peut le courage désintéressé, au service d’une grande idée… Vos socialistes feraient bien d’aller se mettre à cette école ! Ils verraient ce qu’est une société disciplinée, dont les membres consacrent vraiment leur vie à la collectivité dans une existence presque ascétique, où il n’y a place pour aucune basse ambition ! »
Il s’était penché vers Jacques, et semblait l’appeler en témoignage. Il fixait sur lui son regard franc, et Jacques sentit qu’il y aurait de la déloyauté à prolonger son silence.
— « Je crois tout ça très exact », commença-t-il, en pesant ses mots. « Du moins dans les jeunes cadres de l’armée coloniale… Et il n’y a rien de plus émouvant que de voir des hommes, quel que soit d’ailleurs leur idéal, offrir stoïquement leur vie à cet idéal… Mais je crois aussi que cette jeunesse courageuse est la victime d’une monstrueuse erreur : elle croit, de bonne foi, se consacrer à une noble cause ; en réalité, elle est simplement au service du capital… Vous parlez de la colonisation du Maroc… Eh bien… »
— « La conquête du Maroc », trancha Studler, « ça n’est pas autre chose qu’une “affaire”, une “combine” de vaste envergure !… Et ceux qui vont se faire tuer là-bas sont des dupes ! Ils ne se doutent pas un instant que c’est à un brigandage qu’ils font le sacrifice de leur peau ! »
Roy lança vers Studler un regard chargé d’étincelles. Il était pâle.
— « Dans notre époque pourrie », s’écria-t-il, « l’armée reste un refuge sacré, le refuge de la grandeur et de la… »
— « Ah, voici votre frère », dit Studler, en touchant le bras de Jacques.
Le docteur Philip venait d’entrer, suivi par Antoine.
Jacques ne connaissait pas Philip ; mais il en avait si souvent entendu parler par son frère, qu’il examina curieusement le vieux praticien, à barbiche de chèvre, qui s’avançait, de son pas sautillant, dans une jaquette d’alpaga trop large, pendue à ses épaules maigres comme des hardes à un épouvantail. Ses petits yeux luisants, cachés comme ceux d’un barbet dans la broussaille des sourcils, furetaient de droite et de gauche, sans se fixer sur personne.
Les conversations particulières s’étaient tues. Tous, à tour de rôle, s’approchaient pour saluer le maître, qui laissait avec indifférence serrer sa main molle.
Antoine lui présenta son frère. Jacques se sentit dévisagé par un regard investigateur, dont l’impertinence dissimulait peut-être une grande timidité.
— « Ah, votre frère… Bon… Bien… », nasilla Philip, en mâchonnant sa lèvre inférieure, d’un air intéressé, comme s’il sût parfaitement à quoi s’en tenir sur les moindres détails du caractère et de la vie de Jacques.
Et, tout de suite, sans quitter le jeune homme des yeux :
— « Vous avez fait de fréquents séjours en Allemagne, m’a-t-on dit… Moi aussi. C’est intéressant, ça. »
Il avançait peu à peu, en parlant, poussant Jacques devant lui, si bien qu’ils se trouvèrent bientôt près d’une des fenêtres, seuls.
— « De tout temps », reprit-il, « l’Allemagne, pour moi, a été une énigme… N’est-ce pas ? Le pays des extrêmes… de l’imprévisible… Y a-t-il, en Europe, un type humain plus spécifiquement pacifique que l’homme allemand ? Non… Et, d’autre part, ce militarisme qu’ils ont dans le sang… »
— « L’internationalisme allemand est cependant l’un des plus actifs d’Europe », hasarda Jacques.
— « Vous croyez ? Oui… C’est intéressant, tout ça… Néanmoins, à l’encontre de ce que j’avais pensé jusqu’ici, il semble bien, d’après les événements de ces derniers jours… Au Quai d’Orsay, paraît-il, on s’imaginait pouvoir compter sur une action conciliatrice de l’Allemagne. On n’en revient pas… Vous dites : l’internationalisme allemand… »
— « Mais oui… En Allemagne, dès qu’on s’écarte des milieux militaires, on constate une méfiance assez générale de l’armée et du nationalisme. L’Association pour la conciliation internationale est une ligue d’une vitalité exceptionnelle, où figurent tous les grands noms de la bourgeoisie allemande, et qui a autrement d’influence que nos ligues pacifistes françaises. Il ne faut pas oublier que l’Allemagne est le pays où un militant forcené, comme Liebknecht, après avoir été jeté en prison pour son tract sur l’ Antimilitarisme, a pu être élu au Landtag de Prusse, et ensuite au Reichstag ! Est-ce chez nous qu’un antimilitariste notoire entrerait à la Chambre, et s’y ferait écouter ? »
Philip reniflait, avec attention :
— « Bon… Bien… C’est intéressant, tout ça… » Et, sans transition : « J’ai cru longtemps que l’internationalisme des capitaux, du crédit, des grandes entreprises, en rendant le monde entier solidaire du moindre trouble local, serait un facteur nouveau, un facteur décisif de la paix générale… » Il sourit, et caressa sa barbiche. « C’est une vue de l’esprit », conclut-il énigmatiquement.
— « Jaurès l’a cru aussi. Jaurès le croit encore. »
Philip fit la grimace :
— « Jaurès… Jaurès compte aussi sur l’influence des masses, pour empêcher la guerre… Vue de l’esprit !… On imagine très bien un mouvement populaire qui serait belliqueux, combatif… mais un mouvement populaire qui présenterait ce caractère de réflexion, de volonté, de mesure, indispensable au maintien de la paix ?… »
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