Le grand jardin était plein de rayons et d’ombres, de verdure, de fleurs, de jeux d’enfants. Un banc vide le tenta, au tournant d’un massif. Il s’y laissa choir. Tourmenté par son impatience, incapable de fixer son esprit, il pensait à mille choses, à l’Europe, à Jenny, à Meynestrel, à Jaurès, à Antoine, à l’argent paternel. Il entendit sonner le quart, puis la demie, à l’horloge du Palais. Il se contraignit à attendre dix minutes encore. Enfin, n’y tenant plus, il se leva et partit à grands pas.
Jenny n’était pas chez elle.
C’était la seule chose qu’il n’eût pas prévue. N’avait-elle pas dit : « Je ne bougerai pas de la journée ? »
Complètement désemparé, il se fit répéter plusieurs fois les mêmes explications : Madame était partie en voyage pour quelques jours… Mademoiselle l’avait accompagnée au train, et n’avait pas dit à quelle heure elle serait de retour.
Enfin, il consentit à quitter la loge, et se retrouva dehors, tout étourdi. Son désarroi était tel qu’il alla jusqu’à se demander, un moment, s’il n’y avait pas quelque rapport entre le brusque départ de M mede Fontanin et les confidences que Jenny avait sans doute faites à sa mère, la veille au soir, en rentrant. Absurde hypothèse… Non, il fallait renoncer à comprendre, avant d’avoir revu Jenny. Il se rappela les mots de la concierge : « … Madame est partie en voyage pour quelques jours. » Ainsi, pendant quelques jours, Jenny allait se trouver seule à Paris ? Cette perspective favorable atténuait un peu sa déception.
Mais, pour l’instant, que faire ? Il s’était réservé l’après-midi, jusqu’à huit heures et quart, — heure où Stefany devait le mettre en rapport avec deux militants particulièrement actifs d’une section de la Glacière. Jusque-là, il était libre.
L’invitation d’Antoine lui revint à l’esprit. Il résolut d’aller attendre, chez son frère, l’heure de revenir chez Jenny.
Une demi-douzaine d’hommes étaient déjà réunis dans le grand salon d’Antoine.
Jacques, en entrant, chercha son frère des yeux. Manuel Roy vint au-devant de lui : Antoine allait revenir : il était dans son cabinet, avec le docteur Philip.
Jacques serra les mains de Studler, de René Jousselin et du docteur Thérivier, petit homme barbu et jovial, qu’il avait rencontré naguère au chevet de M. Thibault.
Un personnage de haute stature, encore jeune, et dont les traits énergiques évoquaient le masque de Bonaparte jeune, pérorait à voix haute devant la cheminée.
— « Mais oui », disait-il, « tous les gouvernements protestent, avec la même force et la même apparence de sincérité, qu’ils ne veulent pas la guerre. Que ne le prouvent-ils, plutôt, en se montrant moins intransigeants ? Ils ne parlent que d’honneur national, de prestige, de droits imprescriptibles, d’aspirations légitimes… Ils ont tous l’air de dire : “Oui, je veux la paix ; mais une paix qui me profite.” Et ce langage n’indigne personne ! Tant les individus sont pareils à leurs gouvernements : soucieux, avant tout, de faire une bonne affaire !… C’est grave : il ne pourra pas y avoir profit pour tous ; le maintien de la paix ne s’obtiendra pas sans concessions réciproques… »
— « Qui est-ce ? » demanda Jacques à Roy.
— « Finazzi, l’oculiste… Un Corse… Voulez-vous que je vous présente ? »
— « Non, non… », fit Jacques, précipitamment. Roy sourit ; et, entraînant Jacques à l’écart, il s’installa aimablement auprès de lui.
Il connaissait la Suisse, et spécialement Genève, pour y avoir pris part, plusieurs étés de suite, à des régates. Jacques, interrogé sur ses occupations, parla de travaux personnels, de journalisme. Il était résolu à demeurer sur la réserve, et, dans ce milieu, à ne pas afficher inutilement ses opinions. Il se hâta d’amener l’entretien sur la guerre : l’état d’esprit du jeune médecin, d’après ce qu’il lui avait entendu dire l’autre jour, l’intriguait.
— « Moi », fit Roy, en peignant du bout des ongles sa fine moustache brune, « depuis l’automne de 1905, je pense à la guerre ! Je n’avais pourtant que seize ans : je venais de passer mon premier bac, je faisais ma philo à Stan’… N’empêche : j’ai très bien senti, cet automne-là, se dresser devant ma génération la menace allemande. Et beaucoup de mes camarades l’ont sentie comme moi. Nous ne souhaitons pas la guerre ; mais, depuis cette époque-là, nous nous y préparons, comme à un événement naturel, inévitable. »
Jacques leva les sourcils :
— « Naturel ? »
— « Ma foi, oui : il y a un compte à régler. Il faudra bien s’y décider, un jour ou l’autre, si nous voulons que la France continue à être ! »
Jacques fut contrarié de voir Studler se retourner vivement et s’approcher d’eux. Il eût préféré poursuivre sans tiers sa petite enquête. Il éprouvait de l’hostilité contre Roy, mais aucune antipathie.
— « Si nous voulons que la France continue à être ? » répéta Studler, d’un ton rogue. « Y a-t-il rien de plus irritant », remarqua-t-il, mais en s’adressant à Jacques, « que cette manie qu’ont les nationalistes de s’attribuer le monopole du patriotisme, et de chercher toujours à masquer sous des sentiments patriotiques leurs velléités belliqueuses ? Comme si l’attirance vers la guerre était, en fin de compte, un brevet de patriotisme ! »
— « Je vous admire, Calife », fit Roy avec ironie. « Les hommes de ma génération n’ont pas votre patience : ils sont plus chatouilleux ; nous nous refusons à encaisser plus longtemps les provocations allemandes. »
— « Jusqu’ici, tout de même, il ne s’agit que de provocations autrichiennes… et pas dirigées contre nous ! » remarqua Jacques.
— « Alors, en attendant que vienne notre tour, vous accepteriez d’assister, en spectateur, à l’écrasement de la Serbie par le germanisme ? »
Jacques ne répondit rien.
Studler ricana :
— « La défense des faibles ?… Mais, quand les Anglais ont cyniquement fait main basse sur les mines d’or du Sud africain, pourquoi la France ne s’est-elle pas élancée au secours des Boers, petit peuple autrement faible et sympathique que les Serbes ? Et, aujourd’hui, pourquoi ne volons-nous pas à l’aide de la pauvre Irlande ?… Pensez-vous que l’honneur d’accomplir un de ces beaux gestes vaille le risque de jeter les unes contres les autres toutes les armées de l’Europe ? »
Roy se contenta de sourire. Il se tourna délibérément vers Jacques :
— « Le Calife fait partie de ces braves gens que leur sensiblerie entraîne à penser beaucoup de sottises sur la guerre… à méconnaître absolument ce qu’elle est en réalité. »
— « En réalité ? » coupa Studler. « À savoir ? »
— « À savoir, plusieurs choses… À savoir, d’abord, une loi de nature ; un instinct profondément ancré dans l’homme, et que vous n’extirperiez pas sans lui imposer une dégradante mutilation. L’homme sain doit vivre selon la force ; c’est sa loi… À savoir, ensuite : l’occasion, pour l’homme, de développer un tas de vertus, très rares, très belles… et très toniques ! »
— « Lesquelles donc ? » demanda Jacques, s’efforçant à conserver un ton purement interrogatif.
— « Hé, mais », fit Roy, en dressant sa petite tête ronde, « de celles que justement je prise le plus haut : l’énergie virile, le goût du risque, la conscience du devoir, et mieux encore : le sacrifice de soi, le sacrifice des volontés particulières à une vaste action collective, héroïque… Vous ne comprenez pas que, pour un être jeune et bien trempé, il y ait dans l’héroïsme un irrésistible attrait ? »
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