Jacques écoutait d’une oreille inattentive ; et, dès que Cadieux eut terminé, il se leva.
Un homme maigre et long, d’apparence souffreteuse, la barbe et les cheveux gris, cravaté d’une lavallière et coiffé d’un feutre à grands bords, venait d’entrer. C’était Jules Guesde.
Les conversations s’étaient tues. La présence de Guesde, l’expression désabusée, un peu aigrie, de son visage d’ascète, créaient toujours un instant de gêne.
Jacques demeura quelques minutes encore, le dos au mur ; tout à coup, il parut prendre une décision, regarda l’heure, fit un petit signe d’adieu à Gallot, et gagna la porte.
Dans l’escalier, des militants montaient et descendaient, par petits groupes, occupés d’eux-mêmes, poursuivant des discussions bruyantes. En bas, un vieil ouvrier, en cotte bleue, les mains dans les poches, seul, appuyé au chambranle de l’entrée, regardait d’un œil rêveur le va-et-vient de la rue, et fredonnait d’une voix creuse la vieille chanson des anarchos (celle que Ravachol avait entonnée au pied de l’échafaud) :
Si tu veux être heureux,
Nom de Dieu,
Pends ton propriétaire…
Jacques, au passage, contempla un instant l’homme immobile. Ce visage tanné, raviné, ce grand front chauve, ce mélange de noblesse et de vulgarité, d’énergie et d’usure, ne lui était pas inconnu. Ce fut seulement dans la rue qu’il se souvint : il l’avait rencontré, un soir de l’hiver dernier, rue de la Roquette, à l’Étendard, et Mourlan lui avait dit que le vieux sortait de prison pour avoir distribué des tracts antimilitaristes à la porte des casernes.
Onze heures. Un soleil brumeux faisait peser sut la ville une chaleur orageuse. L’image de Jenny, dont la pensée, fidèle comme l’ombre, l’accompagnait depuis son réveil, se précisa : la fine silhouette, la courbe frêle des épaules, la nuque claire sous les plis du voile… Un sourire heureux lui vint aux lèvres. Sûrement, elle approuverait la résolution qu’il venait de prendre.
Place de la Bourse, une troupe joyeuse passa devant lui : de jeunes cyclistes, chargés de provisions, qui s’en allaient sans doute déjeuner à la fraîche, dans les bois. Il les suivit des yeux, un instant, et prit la direction de la Seine. Il n’était pas pressé. Il voulait voir Antoine, mais il savait que son frère ne rentrait guère avant midi. Les rues étaient silencieuses et vides. L’asphalte, arrosé, sentait fort. Il marchait, tête basse, fredonnant sans y penser :
Si tu veux être heureux,
Nom de Dieu…
— « Le docteur n’est pas encore de retour », lui dit la concierge, lorsqu’il arriva rue de l’Université.
Il décida qu’il attendrait dehors, en faisant les cent pas. Il reconnut l’auto de loin. Antoine conduisait ; il était seul et paraissait soucieux. Avant de stopper, il regarda son frère, et branla plusieurs fois la tête.
— « Qu’est-ce que tu dis de tout ça, ce matin ? » demanda-t-il, dès que Jacques se fut approché de la portière. Du doigt, il désignait, sur les coussins, une demi-douzaine de journaux.
Jacques fit la grimace, sans répondre.
— « Tu montes déjeuner ? » proposa Antoine.
— « Non. J’ai seulement un mot à te dire. »
— « Là, sur le trottoir ? »
— « Oui. »
— « Entre au moins dans la voiture. »
Jacques s’assit à côté de son frère.
— « Je viens te parler argent », déclara-t-il aussitôt, d’une voix un peu oppressée.
— « D’argent ? » L’espace d’une seconde, Antoine avait paru surpris. Tout de suite, il s’écria : « Mais, naturellement ! Ce que tu voudras. »
Jacques l’arrêta d’un geste courroucé :
— « Il ne s’agit pas de ça !… Je voudrais te parler de la lettre, tu sais, après la mort de Père… Au sujet de… »
— « De l’héritage ? »
— « Oui. »
Il était naïvement soulagé de n’avoir pas eu à prononcer le mot.
— « … Tu… Tu as changé d’avis ? » demanda Antoine, prudemment.
— « Peut-être. »
— « Bon ! »
Antoine souriait. Il avait pris cet air qui exaspérait Jacques : cet air de devin qui voit clair dans la pensée d’autrui.
— « Sans reproche », commença-t-il, « ce que tu m’avais répondu, à cette époque-là… »
Jacques lui coupa la parole :
— « Je voudrais simplement savoir… »
— « Ce qu’est devenue ta part ? »
— « Oui. »
— « Elle t’attend. »
— « Si je voulais… toucher à cette part, est-ce que ça serait compliqué ? Long ? »
— « Rien de plus simple. Une démarche à l’étude de Beynaud, le notaire, pour qu’il te rende compte de sa gestion. Et une autre à la charge de Jonquoy, notre agent de change, où sont déposés les titres, — pour que tu lui donnes tes instructions. »
— « Et ça pourrait se faire… dès demain ? »
— « À la rigueur… Tu es si pressé ? »
— « Oui. »
— « Eh bien », fit Antoine, sans se risquer à poser d’autres questions, « il n’y a qu’à prévenir le notaire de ta visite… Tu ne viendras pas chez moi, cet après-midi, pour voir Rumelles ? »
— « Peut-être… Oui… »
— « Alors, ça va tout seul : je te remettrai une lettre que tu pourras porter toi-même à Beynaud, demain. »
— « Entendu », dit Jacques, en ouvrant la portière. « Je file. Merci. Je reviendrai chercher la lettre tout à l’heure. »
Antoine, en retirant ses gants, le regarda s’éloigner : « Quel original ! Il ne m’a même pas demandé à combien elle se monte, sa part ! ».
Il ramassa le paquet de journaux, et, laissant la voiture au bord du trottoir, rentra chez lui, songeur.
— « On a téléphoné », lui annonça Léon, sans lever les yeux. C’était la formule évasive qu’il avait, une fois pour toutes, adoptée afin de n’avoir pas à prononcer le nom de M mede Battaincourt ; et Antoine ne s’était jamais décidé à lui faire une observation à ce sujet. « On a bien recommandé que Monsieur rappelle, en rentrant. »
Antoine fronça les sourcils. Cette manie qu’avait Anne de le relancer sans cesse au téléphone !… Néanmoins, il alla droit dans son petit bureau, et s’approcha de l’appareil. Le canotier sur la nuque, la main en suspens, il demeura quelques secondes devant le récepteur, sans décrocher. Il regardait, d’un œil absent, les journaux qu’il venait de jeter sur la table. Brusquement, il tourna les talons.
— « Et puis, zut ! » fit-il, à mi-voix.
Vraiment, aujourd’hui, il avait d’autres choses en tête.
Jacques, rasséréné par sa conversation avec Antoine, ne pensait plus qu’à revoir Jenny. Mais, à cause de M mede Fontanin, il n’osait pas se présenter avenue de l’Observatoire avant une heure et demie ou deux heures.
« Qu’aura-t-elle dit à sa mère ? » se demandait-il. « Quel accueil m’attend ? »
Il entra dans un bouillon d’étudiants, près de l’Odéon, et déjeuna sans hâte. Puis, pour tuer le temps, il gagna le Luxembourg.
De lourdes nuées, venant de l’ouest, cachaient par moments le soleil.
« D’abord, l’Angleterre ne marcherait pas », se dit-il, songeant à l’article cocardier qu’il avait lu dans l’Action française. « L’Angleterre resterait neutre, et compterait les coups, en attendant l’heure d’arbitrer… La Russie mettrait deux mois à entrer en campagne… La France serait vite battue… Donc, même pour un nationaliste, la paix est la seule solution raisonnable !… De pareils articles sont criminels ; quoi qu’en dise Stefany, leur puissance suggestive est indéniable… Heureusement qu’il y a aussi, dans les masses, un instinct de conservation, très fort ; et, malgré tout, un sens étonnant des réalités… »
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