— « Les refus que lui a opposés l’Allemagne… » interrompit encore Studler.
Rumelles lui coupa la parole :
— « La neutralité prudente, et très compréhensible, de l’Allemagne, a pu retarder les premiers efforts de la médiation anglaise. Mais sir Edward Grey ne se tient pas pour battu. Et — je peux bien le dire, puisque la presse l’annoncera demain, peut-être même ce soir — le Foreign Office achève de mettre sur pied, en collaboration avec le Quai d’Orsay, un projet nouveau, qui peut être décisif pour la solution pacifique du conflit. Sir Edward Grey propose de réunir immédiatement, en conférence, à Londres, les ambassadeurs allemand, italien et français, pour un débat sur toutes les questions en litige. »
— « Et, pendant ces honorables tergiversations », dit Studler, « les troupes autrichiennes occupent Belgrade ! »
Rumelles se raidit, comme s’il eût été piqué.
— « Mais, Monsieur, sur ce point encore, je crains que vous ne soyez imparfaitement renseigné ! Malgré ces apparentes démonstrations militaires, rien ne prouve, à l’heure présente, qu’il y ait, entre l’Autriche et la Serbie, autre chose qu’un simulacre… Je ne sais si vous attachez tout le prix qui convient à ce fait capital : jusqu’à ce jour, aucune déclaration de guerre n’a été notifiée, par voie diplomatique, aux gouvernements européens ! Bien plus : aujourd’hui, à midi, le ministre de Serbie en Autriche n’avait pas quitté Vienne ! Pourquoi ? Parce qu’il sert d’intermédiaire à un actif échange de vues entre les deux gouvernements. C’est de très bon augure. Tant qu’on négocie !… D’ailleurs, même si la rupture diplomatique devenait effective, et même si l’Autriche se décidait à faire une déclaration de guerre, je crois savoir que la Serbie, cédant à de sages pressions, refuserait cette lutte inégale de trois cent mille hommes contre un million cinq cent mille, et qu’elle replierait son armée, sans accepter le combat… N’oubliez pas ceci », ajouta-t-il en souriant, « aussi longtemps que la parole n’est pas aux canons, elle reste aux diplomates… »
Le regard d’Antoine croisa celui de son frère, et y surprit une lueur irrévérencieuse : évidemment, Rumelles n’en imposait pas à Jacques.
— « Vous auriez peut-être plus de peine », hasarda Finazzi, en souriant, « à trouver des raisons de confiance dans l’attitude de l’Allemagne ? »
— « Pourquoi donc, Monsieur ? » répliqua Rumelles, en enveloppant l’oculiste d’un bref coup d’œil investigateur. « En Allemagne, les influences belliqueuses, que, certes, je ne nie pas, sont contrebalancées par d’autres, qui ont le plus grand poids. Le retour précipité du Kaiser, qui sera cette nuit à Kiel, semble devoir modifier l’orientation politique de ces derniers jours. Le Kaiser, on le sait, s’opposera jusqu’au bout aux risques d’une guerre européenne. Tous ses conseillers intimes sont partisans convaincus de la paix. Et, parmi ses amis les plus écoutés, je compte le prince Lichnowsky, l’ambassadeur à Londres, que j’ai eu l’honneur de fréquenter autrefois à Berlin ; c’est un homme avisé, prudent, et dont l’influence est considérable, en ce moment, à la Cour allemande… Vous savez, les risques d’une guerre seraient graves pour l’Allemagne ! Avec des frontières bloquées, l’Empire crèverait littéralement de faim. Le jour où les Allemands ne trouveraient plus en Russie leurs céréales et leurs bestiaux, ce n’est pas avec leur acier, leur charbon, leurs machines-outils, qu’ils pourraient nourrir leur quatre millions de mobilisés et leurs soixante-trois millions d’habitants ! »
— « Et qu’est-ce qui les empêcherait d’acheter ailleurs ? » objecta Studler.
— « Ceci, Monsieur : qu’ils seraient contraints de payer ces achats en or, parce que le papier allemand cesserait vite d’être accepté à l’étranger. Eh bien, les calculs sont faciles à faire : le stock d’or allemand est connu. En quelques semaines, l’Allemagne se trouverait dans l’impossibilité de continuer les sorties d’or qui lui seraient quotidiennement nécessaires ; et ce serait la famine ! »
Le docteur Philip fit entendre son petit rire nasillard.
— « Vous n’êtes pas de cet avis, Monsieur le Professeur ? » fit Rumelles, sur un ton de surprise polie.
— « Si fait… Si fait… », murmura Philip sur un ton bonasse. « Mais je me demande si ce n’est pas là… une vue de l’esprit ? »
Antoine ne put s’empêcher de sourire. Il connaissait de longue date cette expression du patron : « C’est une vue de l’esprit » était sa manière de dire : « C’est idiot. »
— « Ce que je vous expose là », poursuivit Rumelles, avec assurance, « est confirmé par tous les experts. Même les économistes allemands reconnaissent que le problème du ravitaillement en temps de guerre est insoluble pour leur pays. »
Roy intervint avec vivacité :
— « Aussi l’état-major allemand professe-t-il que la seule chance pour l’Allemagne est dans une victoire immédiate, foudroyante : pour peu que cette victoire tarde seulement quelques semaines, l’Allemagne — c’est connu — sera forcée de capituler. »
— « Si encore elle était sûre de ses alliances ! » grasseya le docteur Thérivier, en riant malicieusement dans sa barbe. « Mais l’Italie… ! »
— « L’Italie, en effet, semble fermement résolue à rester neutre », confirma Rumelles.
— « Et, quant à l’armée autrichienne… ! », lança Roy avec une moue méprisante, en faisant de la main un geste ironique par-dessus son épaule.
— « Non, non, Messieurs », reprit alors Rumelles, satisfait de ces diverses interventions, « je vous le répète : ne nous exagérons pas le danger… Tenez : sans divulguer un secret d’État, je crois encore pouvoir vous annoncer ceci : en ce moment même, à Pétersbourg, se poursuit, entre le ministre des Affaires étrangères, Son Excellence M. Sazonov, et l’ambassadeur d’Autriche, un entretien dont on attend beaucoup. Eh bien ! le seul fait que cette conversation directe ait été acceptée de part et d’autre, n’indique-t-il pas un désir commun d’éviter toute démonstration de force ?… Nous savons, d’autre part, que de nouvelles interventions pacifiques sont imminentes… Celle des États-Unis… Celle du pape… »
— « Le pape ? » demanda Philip, avec le plus grand sérieux.
— « Mais oui, le pape ! » attesta le jeune Roy, qui, à califourchon sur sa chaise, le menton sur ses bras croisés, ne perdait pas un mot des paroles de Rumelles.
Philip ne se décidait pas à sourire, mais son œil à l’affût pétillait d’humour.
— « L’intervention du pape ? » répéta-t-il. Puis, avec douceur : « Ça aussi, je crains que ce ne soit une vue de l’esprit… »
— « Détrompez-vous, Monsieur le Professeur. Il en est très précisément question. Le veto catégorique du Saint-Père suffirait à arrêter net le vieil empereur François-Joseph, et à faire aussitôt rentrer dans leurs frontières les troupes autrichiennes. Toutes les chancelleries le savent. Et, en ce moment, il se livre au Vatican, un véritable assaut d’influences. Qui l’emportera ? Les quelques partisans de la guerre obtiendront-ils que le pape s’abstienne de toute remontrance ? Ou bien les nombreux partisans de la paix sauront-ils le décider à intervenir ? »
Studler ricana :
— « C’est dommage que nous n’ayons plus d’ambassadeur au Vatican : il aurait pu conseiller à Sa Sainteté d’ouvrir les Évangiles… »
Philip, cette fois, sourit.
— « Monsieur le Professeur reste sceptique sur l’influence papale », constata Rumelles, avec une nuance de mécontentement et d’ironie.
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