— « À moins », riposta Jacques, « que ces forces de résistance, assoupies en temps de sécurité, ne s’exaspèrent sous la pression du danger, et ne deviennent tout à coup invincibles !… En ce moment, croyez-vous que la violence des grèves russes ne paralyse pas le gouvernement du tsar ? »
— « Erreur », dit froidement Rumelles. « Permettez-moi de vous dire que vous retardez d’au moins vingt-quatre heures… Les dernières dépêches sont, heureusement, formelles : l’agitation révolutionnaire de Pétersbourg est réprimée. Cruellement, mais dé-fi-ni-ti-ve-ment. »
Il sourit encore, comme pour s’excuser d’avoir si certainement raison ; puis, tournant les yeux vers Antoine il souleva ostensiblement la montre fixée à son poignet.
— « Cher ami… L’heure, malheureusement, me presse… »
— « Je suis à vous », fit Antoine, en se levant.
Il redoutait les réactions de Jacques, et n’était pas fâché de clore au plus tôt ce débat.
Tandis que Rumelles prenait congé de tous, avec une politesse appliquée, Antoine sortit une enveloppe de sa poche et s’approcha de son frère :
— « Voilà la lettre pour le notaire. Tu la cachetteras… Comment trouves-tu Rumelles ? » ajouta-t-il, distraitement.
Jacques se contenta de remarquer, en souriant :
— « Ce qu’il a le physique de son personnage !… »
Antoine semblait penser à d’autres choses, qu’il hésitait à dire. Il s’assura d’un bref coup d’œil que personne ne pouvait l’entendre, et, baissant la voix, il dit brusquement, sur un ton faussement désinvolte :
— « À propos… Toi, en cas de guerre ?… Tu as été ajourné, n’est-ce pas ? Mais… si on mobilisait ? »
Jacques le dévisagea un instant, avant de répondre. (« Jenny me posera sûrement la même question », songea-t-il.)
Avec brusquerie, il déclara :
— « Je ne me laisserai jamais mobiliser. »
Antoine, par contenance, regardait du côté de Rumelles. Il n’avait pas eu l’air d’entendre.
Les deux frères s’éloignèrent l’un de l’autre, sans ajouter un mot.
— Merveilleuses, vos piqûres », déclara Rumelles, dès qu’ils furent seuls. « Je me sens déjà sensiblement mieux. Je me lève sans trop d’effort, j’ai meilleur appétit… »
— « Pas de fièvre, le soir ? Pas de vertiges ? ».
— « Non. »
— « Nous allons pouvoir augmenter la dose. »
La pièce où ils entraient, attenant au cabinet de consultation, était revêtue de faïence blanche ; le centre était occupé par un lit opératoire, sur lequel, docilement, Rumelles s’étendit, après s’être à demi dévêtu.
Antoine, le dos tourné, debout près de l’autoclave, préparait son dosage.
— « Ce que vous dites est assez rassurant », émit-il, songeur.
Rumelles tourna les yeux vers lui, se demandant s’il parlait médecine ou politique.
— « Alors », continua Antoine, « pourquoi laisse-t-on la presse insister d’une manière aussi tendancieuse sur la duplicité de l’Allemagne et ses arrière-pensées provocatrices ? »
— « On ne la “laisse” pas : on l’y encourage ! Il faut bien préparer l’opinion à toute éventualité… »
Le ton était grave. Antoine fit demi-tour. Le visage de Rumelles avait perdu son assurance avantageuse. Il dodelinait de la tête, le regard fixe et absent.
— « Préparer l’opinion ? » dit Antoine. « L’opinion ne consentira jamais à admettre que les intérêts de la Serbie puissent nous entraîner dans des complications sérieuses ! »
— « L’opinion ? » fit Rumelles, avec une moue d’homme entendu. « Mon cher, avec un peu de poigne et un filtrage judicieux des informations, il nous faut trois jours pour provoquer un revirement d’opinion, en n’importe quel sens !… D’ailleurs, la majorité des Français s’est toujours montrée flattée par l’alliance franco-russe. Il serait facile, une fois de plus, de faire vibrer cette corde-là. »
— « Savoir ! » objecta Antoine en s’approchant.
Avec un tampon imbibé d’éther, il nettoya la place de la piqûre, et, d’un mouvement preste, piqua profondément l’aiguille dans le muscle. Il se tut, surveillant la seringue, où le niveau du liquide baissait rapidement. Puis il retira l’aiguille.
— « Les Français », reprit-il, « ont accueilli avec enthousiasme l’alliance franco-russe ; mais c’est la première fois qu’ils ont l’occasion de se demander à quoi ça les engage… Restez allongé une minute… Qu’est-ce qu’il y a dans nos traités avec la Russie ? Personne n’en sait rien. »
La question était indirecte, Rumelles y répondit de bonne grâce :
— « Je ne suis pas dans les secrets des dieux », dit-il, en se soulevant sur un coude. « Je sais… ce qu’on sait dans les coulisses ministérielles. Il y a eu deux accords préliminaires, en 1891 et en 1892 ; puis un vrai traité d’alliance, que Casimir-Périer a ensuite signé. Je n’en connais pas tout le texte, mais — et ce n’est pas un secret d’État — la France et la Russie se sont promis le secours militaire, au cas où l’une d’elles se trouverait menacée par l’Allemagne… Depuis, il y a eu M. Delcassé. Il y a eu M. Poincaré, et ses voyages en Russie. Tout cela, évidemment, n’a fait que préciser et renforcer nos engagements. »
— « Eh bien ! » observa Antoine, « si la Russie intervient aujourd’hui, contre la politique germanique, c’est elle qui menacerait l’Allemagne ! Et alors, aux termes du traité, nous ne serions pas obligés… »
Rumelles eut un demi-sourire, grimaçant et vite dissipé.
— « C’est plus compliqué que ça, mon cher… Supposons que la Russie, protectrice résolue des Slaves du Sud, rompe demain avec l’Autriche, et qu’elle mobilise pour défendre la Serbie. L’Allemagne, tenue par son traité de 1879 avec l’Autriche, est nécessairement amenée à mobiliser contre la Russie… Or, cette mobilisation forcerait la France à tenir les engagements qu’elle a pris envers la Russie, et à mobiliser immédiatement contre une Allemagne menaçant notre alliée… C’est automatique… »
Antoine ne put contenir un mouvement d’irritation :
— « De telle façon que cette coûteuse amitié franco-russe, par laquelle nos diplomates se sont vantés d’acheter une assurance de sécurité, se trouve être aujourd’hui exactement contraire ! Non pas une garantie de paix, mais un danger de guerre ! »
— « Les diplomates ont bon dos… Pensez à ce qu’était, en 1890, la situation de la France en Europe. Nos diplomates avaient-ils tort de préférer doter leur pays d’une arme à double tranchant, plutôt que de le laisser désarmé ? »
L’argument parut spécieux à Antoine ; mais il ne trouva rien à y répondre : il connaissait mal l’histoire contemporaine. Tout cela, d’ailleurs, n’avait qu’un intérêt rétrospectif.
— « Quoi qu’il en soit », reprit-il, « à l’heure présente, si je vous comprends bien, c’est uniquement de la Russie que notre sort dépend ? Ou, plus exactement », ajouta-t-il après une seconde d’indécision, « tout dépend de notre fidélité au pacte franco-russe ? »
Rumelles eut encore un bref sourire crispé :
— « Ça, mon cher, ne comptez pas que nous puissions nous dérober à nos engagements. C’est M. Berthelot, en ce moment, qui dirige notre politique extérieure. Tant qu’il sera à son poste, et tant qu’il aura M. Poincaré derrière lui, soyez sûr que la fidélité à nos alliances ne pourra jamais être mise en question. » Il hésita : « On l’a bien vu, paraît-il, à ce Conseil des ministres qui a suivi l’inqualifiable proposition de Schœn… »
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