Bientôt la lumière revint et Gilberte se retourna. Robert continuait de fixer la maison de la vieille. Il ne voyait qu'elle, toute seule, sombre sur le coteau clair. Simplement, de temps à autre, passait, entre ses yeux et cette maison, la silhouette de la vieille... la vieille et son ombre... La route inondée de lumière.
Il sursauta. Gilberte venait de lui toucher l'épaule.
- Qu'est-ce qu'on voit, là-bas au fond?
Il se retourna.
- Où ça?
- Là-bas!
Elle désignait de la main le fond de la maison écroulée, l'endroit où le toit tenait encore.
- Je ne sais pas, souffla Robert.
- J'ai envie d'aller voir. Personne n'est jamais allé là-dedans depuis des années, à part la mère Vintard.
- Non, reste là. Ça peut s'écrouler.
Elle se leva pourtant.
- Continue à guetter, je reviens tout de suite.
Robert la regarda s'éloigner. Une fois au fond, elle se baissa, ramassa quelque chose, se releva puis alla un peu plus loin. Elle se retourna et lui fit signe d'approcher. Robert la rejoignit. Elle tenait une espèce de pelle en bois, qui avait dû être creusée à même une énorme bûche. Tout était taillé dans la même masse.
- Qu'est-ce que c'est? demanda Robert.
- Je crois que c'est une pelle à blé. Autrefois, ils faisaient leurs outils eux-mêmes.
Elle reposa la pelle. Robert respirait mieux. Il se baissa à son tour et ramassa un morceau de fer.
- Tiens, dit-il, c'est une crémaillère.
- Oui, la cheminée est là, tu vois, il y a des chenets aussi.
Dans cette cheminée, le vent s'engouffrait en sifflant. Robert s'approcha et regarda en l'air. C'était curieux de voir les nuages courir dans ce rectangle noir.
- Viens jusque-là!
Gilberte s'avança et regarda aussi.
- C'est drôle, hein?
- Oui, c'est drôle.
Elle s'approcha de lui, tout près, à le frôler.
- Tu n'as plus peur, hein?
- Non. - Il hésita. - Je n'avais pas peur.
Elle l'enlaça et se colla contre lui en disant:
- Je t'aime bien, tu sais. Je t'aime bien.
- Moi aussi, je t'aime bien.
Le vent chantait. Ils l'écoutèrent puis elle murmura:
- Plus tard, quand on sera mariés, on repensera à ce soir et on dira: "La nuit où on a sauvé la vieille".
Et elle l'embrassa sur la bouche, longuement, les lèvres pincées, mais en le serrant très fort dans ses bras.
21
Ils restèrent ainsi longtemps. Ils n'entendaient que le vent qui passait autour d'eux et s'engouffrait dans la cheminée. Quand ils levaient la tête, ils voyaient le défilé des taches sombres et claires. Les yeux de Gilberte brillaient quand elle penchait la tête, et pourtant, tout son visage était dans l'ombre. Le cœur de Robert battait toujours très fort, mais sa gorge était moins serrée. La nuit n'était plus insondable. Elle s'arrêtait là, à ces quelques murs. Les murs étaient noirs comme le reste de la nuit, mais ils étaient là, tout près, et ce qui se trouvait au-delà n'existait plus.
Robert n'avait pas encore recouvré vraiment la faculté de penser, mais peu à peu naissait en lui l'idée qu'ils pouvaient rester toujours ainsi; sans bouger, sans parler, avec cette bonne tiédeur qui se formait autour d'eux. Il sentait contre lui le corps de Gilberte et il lui semblait qu'il était un peu en elle.
Ils ne s'embrassèrent plus, ils ne parlèrent pas non plus, la tête de Robert était entre l'épaule de Gilberte et sa joue. Il sentait une mèche de cheveux que le vent agitait. C'était doux et tiède contre son oreille; tiède et vivant.
Ils restèrent ainsi longtemps... Et puis, soudain, dans le tumulte de la nuit il y eut un craquement.
Ils tressaillirent, leurs mains se crispèrent.
Ce n'était pas un craquement d'arbre.
- La porte, souffla Gilberte.
Elle repoussa Robert et se dirigea vers le vieux portail. Il la suivit.
- Ça y est déjà, dit-elle.
Il regarda. La porte de la ferme était ouverte.
- Ils sont dedans... On s'est laissé surprendre... Viens. Viens vite, dit-elle.
Ils enjambèrent les pierrailles et se mirent à courir. Sur le seuil, ils s'arrêtèrent.
Tout au fond, dans l'obscurité épaisse de la maison, le faisceau d'une lampe électrique éclairait un angle de table. Une odeur de lait caillé venait jusqu'à eux.
Gilberte posa un pied sur le seuil de pierre et sa chaussure heurta quelque chose qui roula en tintant. La lampe se dirigea sur eux. Ils restèrent éblouis un instant et Gilberte lança:
- Arrêtez... Arrêtez-vous... On vous dénoncera.
La voix de Serge leur arriva étouffée.
- C'est l'autre con et sa tordue. Occupe-toi du fric, j'y vais.
La lampe se détourne et la silhouette de Serge masque la lumière. Robert et Gilberte sont toujours sur le seuil. Serge apparaît. Il a revêtu son sac, coiffé son béret, et son visage est masqué par le foulard. Gilberte s'est reculée d'un pas. Robert ne bouge pas.
- Vous êtes des fumiers! grogne Serge. Tirez-vous et bouclez-la, sinon, ça pourrait faire mal!
Sa main droite vient de sortir de derrière son dos. Il descend les deux marches. Quelque chose brille. Il lève le bras. Robert recule. Le goût amer est dans sa bouche. Serge passe devant lui et lui montre la lame, puis il marche vers Gilberte qui recule à son tour.
- Tu entends, dit-il. Toi aussi, la pécore. Occupe-toi de tes vaches et de ton fumier, et boucle-la, sinon gare à tes tripes.
Sa voix est lointaine à cause du bâillon. Elle fait mal, pourtant.
Robert est demeuré interdit quelques secondes. Le goût, le goût amer dans sa bouche... sa gorge qui se noue.
Et puis, soudain, il ne se commande plus. Son corps lui échappe. Il se met à agir sans lui... C'est effrayant: il est un autre... il se regarde agir.
Il s'est baissé, sa main a trouvé tout de suite l'objet que le pied de Gilberte a heurté tout à l'heure. Il se redresse, son bras se lève et il marche sur Serge. Serge fait un pas de côté et lui aussi lève le bras. La lune éclaire tout le coteau derrière lui. La lame brille. Elle tremble un peu.
- Laissez tomber! Laissez tomber, crie Robert. Vous êtes des salauds!
- Tire-toi, je te plante!
Serge s'avance lentement.
Le bras de Robert tourne. Il y a comme un sifflement pareil à celui du vent qui se déchire sur le pignon de la ferme.
- Vous êtes fous! hurle Christophe qui se précipite et s'arrête net, à un pas de Serge.
Le bras de Robert a achevé son cercle. Au bout du sifflement, il y a eu un choc, pas très fort, comme un coup de pioche dans une terre dure.
Serge est saoul. Il est debout, ses genoux fléchissent, il va tomber en arrière... non, il penche en avant... son corps se casse et il tombe lourdement, le front en premier, puis il roule sur le côté et ne bouge plus.
Personne ne bouge.
La barre de fer est très lourde au bout du bras de Robert. Un temps. Sa main s'ouvre... La barre tombe, la pointe en avant.
Robert la regarde. Elle est restée debout, puis, comme Serge, elle verse lentement et se couche sur le sol.
- Vous êtes fous, répète Christophe... Bon Dieu, vous êtes fous!
Sa voix est lointaine, terriblement lointaine... Tout est lointain. Le grand corps de Christophe qui se déplace à présent est flou, presque transparent.
Robert le suit des yeux pourtant. Il le voit s'approcher de Serge, se pencher. Sa main s'avance lentement, puis l'autre. La lampe électrique s'allume et la lumière sale éclaire le visage de Serge.
On ne voit qu'un côté de ce visage, c'est-à-dire un peu de peau entre le foulard et le béret. Christophe arrache le béret. Il empoigne l'épaule de Serge et le fait basculer. Le bras de Serge claque sur le sol. Robert s'est approché. Il se penche. Gilberte aussi s'avance et s'incline. La lumière revient sur le visage de Serge.
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