Robert descendit les marches, se retourna encore et vit la vieille qui le menaçait de la main avant de refermer ses volets.
Gilberte était toujours derrière la porte. Il demanda:
- Tu as entendu?
- Vieille vipère, ragea-t-elle, les dents serrées. Vieille harpie... Si M. le Curé savait ça!
Robert s'était adossé au mur, il était sans force. Ses jambes tremblaient. Il sentait qu'il ne pourrait plus faire un seul pas.
- Voilà, murmura-t-il. C'est fini... On a tout essayé... C'est fini.
- Viens, dit-elle. Allez, viens, et arrête-toi de dire des âneries.
Il se laissa entraîner vers la place. Arrivés à l'endroit où la lumière commençait, elle se planta devant lui et l'obligea à lever la tête. Robert ne pouvait plus penser, mais il constata pourtant qu'elle avait dans le visage quelque chose de dur, de sévère, qu'il n'avait jamais remarqué. Quelque chose qui la faisait ressembler à sa mère.
- Écoute-moi, dit-elle. Écoute bien. Cette fois, on n'a plus le temps de discuter. Ou tu vas trouver les gendarmes, ou bien on monte à Malataverne tous les deux.
- Hein?... Et qu'est-ce qu'on fera?
- Tu ne penses tout de même pas qu'ils oseraient y aller en voyant qu'on est là?
- Ils se gêneraient.
Elle se pencha pour souffler:
- Tu as peur, hein?... Dis-le que tu as peur. Tu te retournais tout le long du chemin... Tu regardais partout, dans tous les recoins... Tu crois peut-être que je ne t'ai pas vu? Tu avais peur que Christophe soit caché quelque part et qu'il te demande où on allait?... Tu en as peur, hein, de Christophe?
Robert avala sa salive.
- Non... C'est pas ça. Je ne pensais pas à lui.
- À Serge alors? Tu aurais peur de ce gamin?
Robert retrouva un peu de voix pour lancer:
- Non, sûrement pas! C'est un morveux.
- Alors, qu'est-ce que tu as? Allez, dis?
Robert regarda vers la place. Là-bas, de l'autre côté, l'église se détachait en noir sur le ciel où les nuages se déchiraient.
- J'ai rien, dit-il. Rien du tout.
Sa gorge recommençait à lui faire mal et les mots sortaient avec peine.
- Si tu n'avais pas peur, fit Gilberte, on serait déjà à la gendarmerie ou bien en route pour Malataverne.
- Non, j'ai pas peur, répéta-t-il. Seulement, les gendarmes, faut pas y compter. Je suis pas un salaud. Tu ne me feras pas moucharder des copains.
- Alors, tu sais ce qu'il reste à faire?
Ils se regardèrent un instant. Gilberte avait toujours son visage dur. Robert soupira, serra les poings et murmura:
- Allez, faut se dépêcher, à présent. Viens, faut se dépêcher.
Et ils se mirent à courir côte à côte en traversant la place.
19
Bientôt, les lampes des rues s'éteignirent. Ils n'avaient pas encore atteint le lavoir. Le vent courait toujours et, à présent, ils le recevaient de face. Dans la voûte des platanes au-dessus de leur tête, c'était un grand remuement de feuilles et de branches; un froissement continu avec des craquements secs. Sur la route, les feuilles venaient à leur rencontre; les unes volaient par groupes, d'autres sautaient, planaient, se posaient avec des soubresauts de bêtes avant de repartir en cabrioles; d'autres encore roulaient sur leurs pointes, tout droit, en suivant bien la route, comme de minuscules cerceaux.
Quand la lune se montrait, toutes les feuilles luisaient et semblaient avancer plus vite, poursuivies par leur ombre collée au goudron gris.
Robert les regardait. Il ne voyait qu'elles et les ombres des troncs d'arbres barrant la chaussée.
Au carrefour, sans se concerter, sans même se regarder, ils prirent la vieille route. Pendant quelques centaines de mètres elle file droit entre deux prés, et le bruit du vent s'éloigna. Il soufflait pourtant, courant sur les terres nues sans plus rien pour l'arrêter, et il venait leur gifler le côté gauche.
Puis le chemin se glissa entre deux lignes de buissons épais. Alors, le vent s'éleva, passa au-dessus de leur tête avec un bruit plus grêle, avec des sifflements d'oiseau. Les feuilles qui traversaient le chemin étaient toutes petites; ils avaient à peine le temps de les voir quitter une haie pour s'enfiler dans l'autre.
Depuis le départ, ils n'avaient pas cessé de courir.
Bientôt, le bruit du vent se fit plus grave. Il y avait toujours le friselis des buissons, mais, approchant sans cesse, une plainte continue avec des ahanements étouffés semblait venir du ciel.
La plainte était là, et une déchirure des nuages laissa filtrer un rayon de lune qui projeta sur le chemin l'ombre transparente et souple des peupliers.
À présent, la route avait rejoint l'Orgeole, et les cascades aussi allaient chanter.
Le vent semblait vraiment venir du ciel, dévaler les coteaux d'un côté et de l'autre, et rassembler toutes ses forces dans le fond du val. Il se produisait des remous; les buissons et les saules se cabraient, puis le vent repartait en suivant le cours du ruisseau.
Ils passèrent où Robert avait traversé la chaussée pour aller vider son arrosoir de têtards. Il regarda à droite, mais les buissons touffus cachaient l'eau.
Après le deuxième tournant, ils atteindraient l'endroit où la mère Vintard se trouvait quand Robert l'avait vue, le matin.
La lune se montra. La route blanchit, semée de pierres luisantes, de nids-de-poule que l'ombre accentuait. Au virage, un buisson isolé sur le promontoire du talus se démenait avec des gestes d'homme saoul. Quand ses feuilles s'envolaient, il levait un bras pour les rattraper.
Encore dix mètres, cinq, quatre, deux foulées, et ils l'auraient dépassé.
La lune courait toujours dans une grande déchirure du ciel cotonneux.
Après le virage du buisson fou, Robert s'efforça encore un moment de regarder devant lui. Là-bas, très loin, un saule avait aussi une drôle de forme. Il s'imposa de ne plus le quitter des yeux. Cependant, de temps à autre, il lançait un regard vers la lune. Quand elle fut tout près d'atteindre le nuage qu'elle poursuivait, Robert tourna la tête. Son ombre était là. Telle qu'il l'avait imaginée. Elle courait derrière lui, légèrement oblique, glissant sur le talus en se tordant un peu chaque fois qu'il se rapprochait du bord. Elle était là, comme celle de la vieille...
Au même endroit...
Elle passait au même endroit...
Elle suivait le même chemin, s'appuyait sur les mêmes pierres, s'enfonçait dans les mêmes fondrières.
Une différence, une seule: elle allait plus vite.
Non, c'est Robert qui va vite.
L'ombre suit.
Non, elle ne le suit pas, c'est lui qui la traîne derrière lui.
Tout en courant, il se passe la main sur le front. Il n'y a pourtant ni toile d'araignée ni fil de la Vierge entre les buissons. Avec un vent pareil, ça ne risque rien! Il a pourtant senti quelque chose sur son visage. Il baisse la tête.
Non, il ne la traîne pas derrière lui, elle le poursuit.
Ça y est, la lune a rattrapé le nuage. Elle le touche. Robert la regarde, il ne regarde qu'elle, mais il voit son ombre pourtant, il la sent... Le nuage se retire. Il se recroqueville devant la lune comme un tissu mordu par la flamme. Il fume. Sa fumée passe sur la lune.
Et l'ombre? Que fait l'ombre? Elle pâlit sans doute. Il ne faut pas tourner la tête. Il faut courir en regardant le ciel.
Le nuage est le plus fort. Par deux fois encore, la lune a réussi à le percer. Il s'est enflammé un instant puis s'est éteint, feu étouffé par sa propre fumée. À présent, la lune court derrière lui; elle file très vite, toute ronde et toute pâle. Elle a cessé d'éclairer la terre. Ce n'est plus elle qui éclaire. C'est tout le ciel moutonneux, pâle avec des taches noires.
Robert tient bon. Il a repris sa cadence. Il va même un peu vite. Gilberte ne suit plus.
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